Temps fort "Les frontières de la folie" Les visages de la folie à l’opéra
"The Peacock Skirt", illustration d'Aubrey Beardsley pour la pièce "Salomé" d'Oscar Wilde (1892)
Qu’elle soit démesure, irrationalité, marginalité, obsession, transgression des normes sociales et morales, la folie est intimement liée à l’histoire de l’opéra, originellement dédié aux mythes grecs imprégnés de crimes, magie, et passions extrêmes. À la fois chant, musique et théâtre, art total et de la démesure, l’opéra renoue avec la fonction cathartique du théâtre antique, traduisant l’inconscient et l’incommunicable.
Accueillant progressivement des thématiques chrétiennes, remords, faute, damnation et rédemption, la scène de folie devient au XIXè siècle un élément clé de l’opéra, permettant toutes les exubérances musicales. Apogée dramatique de l’œuvre, la mise en scène de la folie met en lumière la virtuosité des sopranos de l’époque romantique, elle est un prétexte dramaturgique à l’audace technique et aux prouesses vocales, à l’exploration des limites des tessitures aux confins de la raison.
Le plus souvent réservée à des héroïnes au destin funeste, bafouées et victimes de leur clan, la représentation de la folie évolue avec le temps, devenant au tournant du XXè siècle un espace d’expression psychanalytique et d’étude des troubles psychologiques.
Les compositeurs incontournables
L’Orfeo : mythes, légendes et magie à l’origine de l’opéra.
Monteverdi, 1607
Depuis son premier héros, l’Orfeo, les mythes grecs inspirent l’opéra. Dans le Didon et Enée de Purcell (1689), le héros est le jouet d’un esprit maléfique l’incitant à quitter Carthage, avant d’abandonner sa reine, laquelle se suicide de chagrin ; alors que Médée, épouse bafouée et répudiée de Jason, infanticide et pyromane, sera l’héroïne de Charpentier (1693) et Cherubini (1797).
Le symbolique et l’irrationnel s’incarnent également dans des figures bibliques (Judith, Salomé), et des légendes européennes, que ce soient le Roland furieux de l’Arioste (Vivaldi, 1727, Haendel, 1733), ou les mythes germaniques ravivés par le Ring de Wagner à l’heure de l’unification allemande. La magie à l’opéra est aussi l’occasion du comique et de la folie douce tendant à la farce, dans le Platée de Rameau (1745) et l’adaptation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare par Britten (1960).
Lucia de Lammermoor : la « scène de folie » du belcanto.
Donizetti, 1835
L’âge romantique italien introduit dans la structure de l’opéra la « scène de folie » dont les audaces vocales permettent aux sopranos de briller sur scène.
La folie à l’opéra se féminise par les personnages de « donne abbandonate », héroïnes désespérées dont la plus emblématique est Lucia de Lammermoor, s’écroulant morte sur scène au terme d’une crise de démence dans laquelle elle s’imagine mariée à son amant Edgardo, tâchée de sang après avoir assassiné son mari Ashton le jour de leurs noces.
D’autres visages célèbres se joignent à cette représentation féminine : Imogene (Le pirate, Bellini, 1827), Anne Boleyn (Donizetti, 1830), Elvira (Les Puritains, Bellini, 1835), Dinorah (Le pardon de Ploërmel, Meyerbeer, 1859), ou Ophélie (Hamlet, Thomas, 1868).
Boris Godounov ou la folie du pouvoir.
Moussorgski, 1869
Remodelé par Pouchkine, inspiré par Macbeth, Boris Godounov, s’étant emparé du trône de Russie par l’assassinat du tsarévitch, finit en proie au désespoir et aux remords. Drame national illustrant l’incompréhension du tsar et de son peuple, l’opéra illustre l’ambition meurtrière et la solitude du pouvoir, déjà dépeintes par les crimes de Néron du Couronnement de Poppée (Monteverdi, 1642), de Sémiramide (Rossini, 1823), et la fureur de la Reine de la Nuit de La Flûte enchantée (Mozart, 1791). La tessiture de baryton-basse de Boris Godounov est caractéristique de la représentation de la folie au masculin dans l’opéra du XIXè siècle, à travers des figures de domination marquées par la cruauté, la brutalité, la mélancolie et la culpabilité: Nabucco (Verdi, 1842), Macbeth (Verdi, 1847).
Jouer son destin : La dame de Pique.
Tchaïkovski, 1890
Hanté par la découverte d’une formule magique détenue par la Dame de pique, le héros de cette histoire russe développe une passion dévorante pour les cartes qui le poussera au suicide.
Le jeu comme pathologie et défi lancé au destin se retrouve dans les personnages contractant des pactes avec le diable, tels le Faust de Gounod (1859) ou le Rakewell de Stravinsky (1951).
Salomé et Elektra : les héroïnes de Richard Strauss au prisme de la psychanalyse.
1905/1909
Dans la continuité de la féminisation de la folie à l’opéra, mais en rupture avec les amoureuses au désespoir de l’époque romantique, Salomé, traduction de l’œuvre d’Oscar Wilde et Elektra, du librettiste Hugo Von Hofmannsthal, influencé par les écrits de Freud, sont des incarnations de l’hystérie féminine, figures vengeresses, érotiques et psychotiques. De manière générale, à partir de la fin du XIXè siècle, l’opéra reflète l’invention de la psychiatrie et de la psychanalyse, et la médicalisation du traitement des troubles mentaux : Jenufa (Janacek, 1904), Wozzeck (Berg, 1922), L’ange de feu (Prokofiev, 1923), Lulu (Berg, 1935).
Amour et mort : La Tosca.
Puccini, 1900
L’héroïne de Puccini, inspirée du personnage incarné par Sarah Bernhardt dans la pièce de Victorien Sardou, clôt l’opéra en se jetant du haut du Château Saint-Ange après l’exécution de son amant Mario.
Tosca figure la folie amoureuse destructrice, thème classique scellant l’union d’Eros et Thanatos. La jalousie pousse au crime (Otello, Verdi, 1887), le désespoir amoureux au suicide conjoint des amants malheureux (Roméo et Juliette, Gounod, 1867, Tristan et Isolde, Wagner, 1865).
Rompre avec l’ordre social : Rake’s Progress.
Stravinsky, 1951
À la fois faible, débauché, cynique et rêveur, Tom Rakewell, héros de l’œuvre néo-classique de Stravinsky écrit par W.H. Auden, choisit une vie de libertinage dont l’inconsistance et l’immoralité le mèneront à sa perte.
La folie comme rupture avec l’ordre social et moral est un propos récurrent à l’opéra, incarné par l’Innocent russe, fou-saint à la parole cathartique (Boris Godounov, Moussorgski, 1869), le traitre et asocial Grichka de Kitège (Rimski-Korsakov, 1905), Don Quichotte, solitaire en rupture avec la réalité (Massenet, 1910) ou encore Peter Grimes, paria de l’opéra de Britten (1944).
Les fantômes du Tour d’écrou : dire l’inconscient.
Britten, 1954
Les spectres de deux domestiques, apparaissant à la gouvernante chargée de l’éducation des enfants Flora et Miles, sont le miroir de leurs désirs, peurs et fantasmes dans l’œuvre de Britten adaptée d’Henry James.
Le recours aux visions, rêves et somnambulismes est une technique théâtrale classique de représentation de l’irrationnel, et la catharsis opère par la mise en scène de cet inconscient matérialisé. Dans La Somnambule de Bellini (1831), la condition de l’héroïne sert également de ressort scénaristique, en représentant son innocence et trompant les autres protagonistes sur ses intentions, alors que les hallucinations frappent les époux Macbeth hantés de remords (Verdi, 1847), et le héros des Contes d’Hoffmann d’Offenbach (1851). Le fantôme et l’opéra confirment leur association au caractère fantastique dans le roman de Gaston Leroux (1910) adapté par Andrew Lloyd Weber dans sa célèbre comédie musicale The Phantom of the Opera (1986).
La comédie musicale au XXIe siècle
Sources et bibliographie
Jacqueline Verdeau-Paillès : La folie à l'opéra
Piotr Kaminski : Mille et un opéras
Michel Schneider : Prima Donna : opéra et inconscient
Catherine Clément : L'opéra ou la défaite des femmes
Par Stéphanie P. et Laurence D., médiathèque Françoise Sagan