Du Nord au Sud, d’Est en Ouest Retour sur l’œuvre de F.W. Murnau
Nosferatu de FW Murnau (1922)
Du 9 au 22 février 2022, la Cinémathèque française accueille une rétrospective Friedrich Wilhelm Murnau, réalisateur de quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre du muet. Le centenaire de son film Nosferatu est une sorte de prétexte pour revenir sur l’œuvre de Murnau, mais en réalité, cette filmographie n’a pas besoin de prétextes : elle est intemporelle et toujours actuelle.
C’est fou, quand on y pense : en 1922, F. W. Murnau réalise Nosferatu, et un siècle après, les images qu’il a créées sont toujours présentes dans la mémoire collective européenne. Même chez ceux qui ne se disent pas particulièrement cinéphiles. Pour expliquer cette prégnance – pour autant que cela soit nécessaire – on peut invoquer un certain charme propre au cinéma muet. Mais cette piste se révèle rapidement insatisfaisante. Avec Murnau, on peut parler d’un attrait irrésistible, et donc de quelque chose qui envoûte et personnages et spectateurs, mais très vite, s’y mêle un autre élément qui n'a rien de naïf et de béat.
Murnau grandit vite, et on ne pense pas à sa taille, qui d’ailleurs lui vaudra d’être enrôlé dans les forces aériennes durant la Première mondiale. Oui, il est grand, il dépasse tout le monde d’une tête au moins dans la troupe de théâtre de Max Reinhardt. Mais là n’est pas l’essentiel. Grandir vite, signifie pour lui assimiler avec un succès fulgurant toutes les subtilités de la mise en scène cinématographique. En un parcours très bref d’à peine dix ans, il sera de ceux et celles qui donneront au cinéma muet – et au cinéma tout court – ses lettres de noblesse. Murnau passe d’une courte enfance de son art à la pleine maturité de celui-ci en un temps record. Cette évolution est l’autre composante clé qui fait que ce cinéma n’est jamais désuet.
Peut-être est-ce dû à un esprit toujours éveillé, perfectionniste. Prenons Nosferatu. Murnau veut tourner la première version cinématographique du Dracula de Bram Stoker, publié à Londres en 1897. Problème : il n’obtient pas l’autorisation des héritiers de l’écrivain. Qu’à cela ne tienne ! Il en tournera une version non autorisée, pirate, en changeant le nom des personnages. Il s’entoure d’une équipe d’excentriques parmi lesquels un certain Albin Grau, rescapé de la Grande guerre et adepte de l’occultisme, qui sera à la fois le décorateur et le coproducteur du film. C’est à lui que l’on doit le nom de la société de production qui met Nosferatu en chantier : la Prana film, d’un terme hindou signifiant « élan vital ». Grau conçoit également le masque du vampire incarné par Max Schreck, un masque qui, dit-on, lui collera longtemps à la peau. De cette époque date la légende selon laquelle un acteur ayant au moins une fois interprété le vampire ne peut plus s’en défaire. Aujourd’hui on sait que cela a plutôt affecté l’un des successeurs de Max Schreck, à savoir Béla Lugosi, le premier Dracula du cinéma parlant.
Autre preuve de sa minutie, Murnau respecte l’ascendance aristocratique du vampire. L’histoire se déroule en partie dans un château de Transylvanie. Cependant une autre partie se situe dans une ville nommée Wisborg, qui nous rapproche plus de l’Allemagne ou du Danemark. De là l’influence diffuse si souvent relevée du romantisme allemand dans Nosferatu. Il est vrai qu’une telle transposition fait facilement oublier l’origine britannique du mythe du vampire, du moins en ce qui concerne la prose. Comme le rappelle Jean Marigny dans Le réveil des vampires, le monstre fait son entrée dans la littérature en prose par la plume de John William Polidori (1795-1821), auteur de la nouvelle intitulée The Vampyre, qui fut longtemps attribuée à Lord Byron. Il n’est peut-être pas totalement inutile de rappeler ici que la créature de Polidori – en qui certains ont vu une image de Lord Byron himself – est strictement contemporaine d’une autre : Frankenstein, de Mary Shelley. Les deux créatures ne sont pas seulement nées à la même époque, mais aussi et surtout au même moment, à la suite d’un pari littéraire. Le biopic sur la vie de Mary Shelley de H. al-Mansour (2017) est en partie consacré à ce pari.
Murnau, en tournant son film dans les Carpathes, coupera en partie son récit de sa source littéraire britannique. Soixante-dix ans après lui, le cinéaste américain Francis Ford Coppola replacera le comte Dracula dans l’Angleterre de l’ère victorienne. Son remake de 1992 insiste parfois assez lourdement sur le caractère potentiellement vampirique du cinéma lui-même en tant que médium. C’est qu’il établit un parallèle entre l’époque de la publication du roman original de Bram Stoker et l’invention du cinématographe. Aussi Coppola recentre-t-il le récit sur le personnage du vampire et sa souffrance, ce qui n’est pas le cas chez Murnau. Il est plus intéressé par la menace que représente le vampire pour un couple amoureux. Lorsqu’en 1979 Werner Herzog propose sa propre relecture de Nosferatu, déjà il nous fait découvrir un vampire souffrant de sa condition, sans abandonner l’idée d’une menace de mort sur l’amour.
Faust de FW Murnau (1926)
Revenons à Murnau, par le biais d’une image, celle du cinématographe potentiellement vampirique. Dans Faust, Murnau joue à l’artificier qui connaît la tentation de la toute-puissance par la technique. C’est une nouvelle étape dans l’acquisition de ses moyens. Un visionnage récent de son Faust suffit à nous convaincre : fluidité des mouvements de caméra, éclairages subtils, joie des effets spéciaux… Ou encore, cette séquence de tapis volant « piquée » des contes orientaux dans laquelle la vue d’en haut nous offre le frisson du voyage et d’une perspective quasi divine ! Un instant, la caméra parle à la place de Méphisto : « Les possibilités sont infinies ! ». Un simple travelling arrière peut avoir tout son prix, et je ne parle pas seulement de coût financier : lors du jour d’essai, Faust goûte aux pouvoir magiques de son tentateur, qui, en faisant se balancer un éclairage au plafond, infuse toute l’idylle de sa présence. Toujours à propos de Faust : on ne peut revoir ce film sans évoquer la délicatesse avec laquelle on filme un visage, comme dans cette séquence où Gretchen cherche à sauver son enfant. L’émotion l’emporte sur un matériau de base parfois édifiant.
Murnau devient donc rapidement un maître. Il ne s’agit pas seulement de sa capacité de s’approprier les formes et d’en créer d’autres ; n’oublions pas non plus son exigence. Lotte Eisner, sa première biographe, dont les vues ont longtemps dominé la réception de cet auteur, décrit celui-ci comme un grand échalas discret et timide mais néanmoins opiniâtre, tenant à ce que chacun de ses choix sur un tournage soient pleinement justifiés. L’approche critique, à même la création, ou quasi simultanée à celle-ci, vise à préserver l’œuvre en train de se faire. Le scénariste joue ici un grand rôle. Lotte Eisner insiste sur l’écriture de Carl Mayer sur plusieurs projets de Murnau. Les annotations souvent captivantes, rapides comme l’éclair, participent à l’idée qu’un film doit être rythmique et visuel avant tout, sans avoir recours à une multitude de cartons (intertitres). Le jeu d’écart et de respect du découpage original – de l’écriture au mouvement et vice-versa – fait tout le sel de ce duo essentiel.
Derrière l’épure de la forme se cache un cinéaste exigeant. Rien n’est plus éloquent à cet égard que la manière dont il juge son propre travail à quelques années d’intervalle sur un film comme Promenade dans la nuit (1921) par exemple. A moins que Lotte Eisner ne substitue sa propre opinion rétrospective aux propos de Murnau, les deux points de vue n’étant pas toujours faciles à distinguer dans sa monographie. Toutefois, il est fort probable que le cinéaste eût été d’accord avec l’une de ses premières spectatrices – une spectatrice de la première heure. En un sens, Murnau est un cinéaste de la rectitude ; il allie l’une à l’autre maîtrise technique et capacité par la forme d’aller droit au but, pénétrer dans le vif du sujet. Chez lui, on est souvent en contact avec l’évidence, qui est simple, sans rien sacrifier de la complexité du réel.
Il n’est pas tendre avec lui-même, ni avec certains gimmicks du muet. Un peu comme Lubitsch qui, dans La princesse aux huîtres (1919), n’hésite pas à tourner en dérision le cinéma muet lui-même, son effervescence et son remue-ménage permanent si caractéristiques. Dans certains passages de leurs filmographies respectives, Murnau et Lubitsch semblent attendre le parlant, et tout se passe comme s’ils y étaient préparés. Malheureusement, Murnau mourra victime d’un accident de voiture avant d’en réaliser un ou plutôt plusieurs, avec les studios Paramount, selon ce qui était prévu. Siegfried Kracauer, un autre « spectateur essentiel », incontournable du cinéma allemand des années 1920, ne voit pas en Murnau et Lubitsch des frères jumeaux, l’un étant comique l’autre tragique. C’est bien plutôt Victor Sjöström qu’il associe à Lubitsch. Pour lui, on peut se les représenter en portraits inversés. On peut se demander pourquoi. Les associer l’un à l’autre ne paraît pas aller de soi quand on sait que la culture de Lubitsch est avant tout urbaine, alors que celle de Sjöström est liée au monde rural. Un début de réponse se trouve peut-être dans le fait que Kracauer se rappelle Les larmes du clown (1924) adapté d’une pièce russe, où le tragique personnel du protagoniste est tellement appuyé que l’on ne peut qu’en rire, mais d’un rire grinçant et grimaçant. Tel ne sera pas le cas avec cette chronique sociale glaçante qu’est Le dernier des hommes (1924), lequel marquera si fort le producteur américain William Fox qu’il invitera Murnau à Hollywood. A l’instar de Sjöström, Murnau, lui aussi, se sent plus proche du monde rural que de celui des villes. Il sera, avant son départ pour Hollywood, partagé entre le Kammerspiel allemand et le plein air scandinave. Mais, il y a néanmoins un point où Lubitsch et Murnau se rejoignent.
L'Aurore de F.W. Murnau (1927)
Là où Lubitsch s’affranchit des frontières par le rire, Murnau, lui, va se libérer du terroir par l’universalisme du mythe. Nosferatu est tout entier traversé de références picturales empruntées à la première moitié du dix-neuvième siècle (Caspar David Friedrich, par exemple). Comme l’a montré Éric Rohmer dans son étude sur Faust, le film de Murnau de 1926, le cinéaste s’enracine encore dans l’histoire de l’art européen, particulièrement dans l’œuvre de Rembrandt. Mais son long-métrage suivant, L’aurore(1927), qui est son premier film aux Etats-Unis, s’appuie sur une histoire transposable, même si l’œuvre littéraire qu’il adapte partiellement est d’un auteur allemand. Le sous-titre américain de L’aurore est « A Song of Two Humans » ; une façon de signaler dès le générique que l’histoire que l’on va suivre pourrait se passer n’importe où, n’importe quand. On a pu dire à propos de L’aurore que la figure du vampire de Nosferatu y survivait ou revenait sous les traits de la vamp citadine dont le mari adultère tombe amoureux.
Cette survivance ne nuit aucunement à l’universalisme murnaldien. Pendant quelques années, Murnau semble s’acclimater à Hollywood. Il y tourne encore deux longs-métrages : Four Devils (1928), qui se passe dans le milieu du cirque et dont il ne subsiste malheureusement aucune bobine, « seulement » quelques supports de promotion ; puis, City Girl (1930) qui s’appellera d’abord Our Daily Bread (Notre pain quotidien) et La bru en France. Ce grand film est à bien des égards l’égal de L’aurore. Pensons à cette séquence de rencontre dans un fast food de l’époque entre une serveuse et un paysan venu vendre son blé en ville. Il y a fort à parier qu’aujourd’hui encore on filmerait cette rencontre de la même manière, sans rien y changer. Comme le regretté Jean Douchet y insiste dans un texte (City Girl, bon choix de bonus DVD), Murnau sait montrer beaucoup de choses sans avoir besoin d’en faire des tonnes. Il montre la pensée à l’œuvre, du côté de la serveuse et du paysan : chez l’une se manifeste l’envie de quitter au plus vite la ville étouffante et sa solitude ; chez l’autre se lève un désir contrecarré qu’il va s’agir d’assumer en même temps que de défendre l’honneur du jeune couple.
City Girl n’est pas encore terminé que Murnau se lance déjà dans un autre projet. Avant de se dégager de son contrat avec le producteur William Fox, il terminera le film à distance, et celui-ci n’en sera pas affecté, excepté peut-être une finale que le réalisateur aurait voulue plus sombre. C’est une constante à Hollywood à cette époque, et après. Victor Sjöström prévoyait lui aussi une fin différente de celle que l’on connaît pour Le vent (1928). Début 1929, Murnau s’embarque pour la Polynésie française afin d’y tourner Tabou, qui devait être son dernier film. Un documentaire figurant parmi les bonus du DVD chez MK2 nous apprend beaucoup sur les conditions de tournage de cette œuvre. A l’origine du projet, l’envie du cinéaste de concrétiser un rêve d’enfant : s’évader de la vieille Europe, partir à la recherche du Paradis, comme le fit le peintre Paul Gauguin en son temps. Murnau rendra d’ailleurs hommage à ce dernier en compagnie d’un autre peintre illustre, Henri Matisse, venu le rejoindre dans les îles.
Une autre des motivations de Murnau aurait été de retrouver un ami de jeunesse avec qui il s’était lié pendant la Première guerre mondiale. Enfin, le cinéaste cherche à renouveler son art. Il pense trouver un bon collaborateur en la personne de Robert Flaherty, réalisateur américain de documentaires. Mais le duo ne fonctionne pas. Flaherty trouve l’allemand difficile, trop puritain à son goût. Murnau, de son côté, préfère engager un autre caméraman, et ne garde que très peu de rushes tournés par Flaherty. Toutefois le conflit entre les deux hommes se cristallise moins autour de leurs personnalités respectives qu’à propos de leur conceptions divergentes de l’art. Selon Flaherty, son confrère demeure prisonnier des influences européennes – ses références picturales notamment dénaturent l’interprétation des acteurs et font du décor un décorum. Mais pour Murnau, il existe un degré de stylisation qui ne trahit pas nécessairement l’authenticité initiale du projet. Insérer une trame narrative – une histoire – dans un environnement naturel, cela ne revient pas obligatoirement à fausser la perspective sur une culture que l’on voudrait explorer. Peut-être Murnau s’efforce-t-il de montrer que l’opposition nature/culture peut être sinon transcendée du moins repensée dans la notion de mythe elle-même.
Là serait l’un de ses ressorts puissants, en même temps qu’une part de son prestige, y compris au sein de certaines sociétés prétendument dégrisées ou débarrassées de lui. Tabou n’esquive pas la difficulté. Si d’un côté, le rapport à la nature est à l’origine d’une culture donnée, celle-ci peut potentiellement agir comme un carcan pour l’individu. Avec ce film, Murnau travaille hors du cadre culturel chrétien ; cependant, même dans ce monde représenté par lui, la femme est pour ainsi dire la garante de la stabilité sociale dans son ensemble. Le cinéaste touche ici – naïvement ou non – à quelques-uns des éléments fondateurs d’une société. En même temps, dans Tabou, le geste de transgression que représente un amour interdit, transforme le film lui-même en long-métrage transgressif. Est-ce à cause de cela que le tournage de Tabou fut émaillé de problèmes ? Certains commentateurs ont voulu voir cet ultime film de Murnau « œuvrer » dans sa propre vie privée. Voilà ce qui offre le matériau romanesque à Murnau des ténèbres de Nicolas Chemla, paru aux éditions Le Cherche Midi en août 2021.
Près de quatre-vingt dix ans après la disparition du cinéaste, il est difficile d’évaluer sa postérité, tant celle-ci s’étend sur toute l’histoire du cinéma. Il fut le voisin de l’expressionnisme allemand des années 1920 qu’il a rendu plus complexe. Il excède le réalisme poétique par le recours au fantastique. Tout autant, il transfigure le prétendu naturalisme de la prise de vue documentaire en ouvrant celle-ci aux potentialités de la fiction. Peu de réalisateurs auront su trouver comme lui un accès direct au spectateur. L’énergie et la respiration qu’il offre au transport (ou travelling) amoureux dans City Girl, sa façon d’anticiper le son dans un film muet (« les cloches du repentir » dans L’aurore)… Ce ne sont que quelques instants d‘une filmographie courte mais intense que l’on vous encourage à (re)découvrir.
Sélection
Film
Nosferatu le vampire
Edité par Films sans frontière [éd., distrib.] - [DL 2003]
Un chef-d'oeuvre inoubliable, jamais égalé par aucun remake, voici enfin édité en DVD ce film au thème récurrent : l'amour fait reculer la tyrannie...
Film
Faust : une légende populaire allemande
Edité par Films sans frontières [éd., distrib.] - cop. 2006
Le mythe faustien transposé à l'écran... Le mouvement des formes, le jeu d'ombres et de lumières, les décors, tout est sublime...Le dernier film allemand de Murnau...
Film
L'aurore : édition ultime
Edité par Carlotta films [éd., distrib.] - [DL 2010]
Un paysan, séduit par une femme fatale, décide de tuer son épouse... uvre immense portée par la puissance d'évocation du cinéma muet, une merveille de réalisme et de sensualité...
Musique
Nosferatu : the vampyre : [bande originale du film de Friedrich Wilhelm Murnau]
Edité par BMG Records - 2018
Popol Vuh dirigé par le claviériste Florian Fricke (1944-2001) est un groupe né en 1969 et qui figure parmi les plus influents de la scène rock progressif allemande. Fricke fut un des premiers utilisateurs du Moog et autres synthétiseurs. Précurseur de la musique électronique, du mouvement new age, classée dans le Krautrock, la formation a vu sa célébrité croître de part sa collaboration avec Werner Herzog. Popol Vuh ayant composé la bande originale de plusieurs grands films du réalisateur.
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En savoir plus sur la rétrospective de FW Murnau à la Cinémathèque française
Par David L., bibliothèque Andrée Chedid.
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