Proust et la musique La Sonate de Vinteuil et ses enregistrements
Photo de Marcel Proust par Otto Wegener (1849-1924) (Wikimedia Commons)
Pour célébrer les 150 ans de la naissance de Marcel Proust, retour sur les liens intimes entre l'écrivain et la musique et notamment l'incontournable Sonate de Vinteuil.
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La Sonate de Vinteuil ou la passion de Swann pour Odette
De toutes les pièces de musique inventées par la littérature, la sonate de Vinteuil est sans nul doute la plus célèbre. Imaginée par Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu, elle joue un rôle important dans la narration. Écrite par un musicien fictif du nom de Georges Vinteuil, elle contient notamment une mélodie, que le narrateur du roman appelle "la petite phrase", mélodie réapparaissant de mouvement en mouvement, à chaque fois modifiée. Il s’agit de ce que l’on appelle en musicologie une œuvre cyclique.
Cette sonate est surtout attachée au personnage de Charles Swann qui se trouve au centre de la première partie de la Recherche. Cet esthète mélomane l'entend jouer plusieurs fois au cours du roman et cette œuvre constitue véritablement le fil conducteur de sa passion pour Odette de Crécy, une demi-mondaine qu'il épousera. Au début "hymne national de leur amour", la sonate et sa petite phrase suivent et symbolisent, sous la plume de Proust, les changements successifs des sentiments que Swann nourrit pour Odette :
La petite phrase continuait de s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. […] De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase avait effacé les soucis des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse.
Le fait que la sonate de Vinteuil présente un caractère cyclique n'est pas innocent aux yeux de Proust : la petite phrase, symbole de l’amour, se déroule dans le temps et nous captive par ses répétitions et ses évolutions. Proust se rapproche ici de la tradition musicale romantique qui attache du sens à des thèmes mélodiques et à leurs modifications. On pense bien sûr à Hector Berlioz ou à Richard Wagner qui avaient eux-mêmes introduit des contenus sémantiques dans leurs musiques (idée fixe, leitmotiv).
Le choix de Proust de faire de la sonate de Vinteuil une sonate cyclique est donc lié à l'analyse de la passion ainsi qu’à la mémoire de la petite phrase dont Swann se souvient et dont les réminiscences se chargent d'émotions autant que d’un sens évoluant au fil du récit. On voit ainsi qu'au-delà même de l'art musical, la sonate est une sorte d'image de la Recherche avec son processus de mémoire involontaire aussi symbolisé par l'épisode fameux de la petite madeleine.
Quels modèles pour la sonate de Vinteuil ?
Bien des critiques et des musicologues ont cherché à savoir quel était le modèle réel de la sonate de Vinteuil. La réponse semble complexe puisqu’il n’y a que peu d’informations techniques dans les descriptions de cette œuvre au sein de la Recherche. Une lettre de Proust à son ami Jacques de Lacretelle nous donne cependant une réponse assez synthétique sur sa démarche lorsqu’il a imaginé la sonate de Vinteuil :
Mes souvenirs sont plus précis pour la Sonate. Dans la mesure où la réalité m’a servi, mesure très faible à vrai dire, la petite phrase de cette Sonate, et je ne l’ai jamais dit à personne, est (pour commencer par la fin), dans la Soirée Sainte-Euverte, la phrase charmante mais enfin médiocre d’une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas. (Je vous indiquerai exactement le passage qui vient plusieurs fois et qui était le triomphe de Jacques Thibaud.) Dans la même soirée un peu plus loin, je ne serais pas surpris qu’en parlant de la petite phrase j’eusse pensé à l’Enchantement du Vendredi Saint. Dans cette même soirée encore quand le piano et le violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à la Sonate de Franck surtout jouée par Enesco (dont le quatuor apparaît dans un des volumes suivants). Les trémolos qui couvrent la petite phrase chez les Verdurin m’ont été suggérés par un prélude de Lohengrin mais elle-même à ce moment-là par une chose de Schubert. Elle est dans la même soirée Verdurin un ravissant morceau de piano de Fauré. […] Décidément la réalité se reproduit par division comme les infusoires, aussi bien que par amalgame […].
On voit ici que Proust a eu plusieurs sources d’inspiration à l’esprit lorsqu’il a imaginé la sonate de Vinteuil.
Le modèle le plus probant paraît être la première sonate pour violon et piano de Camille Saint- Saëns. Cette œuvre cyclique se trouve d’ailleurs mentionnée dans Jean Santeuil, roman inachevé de Proust qui précède et annonce à bien des égards la Recherche : « Il avait reconnu cette phrase de la sonate de Saint-Saëns que presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle lui jouait sans fin, dix fois, vingt fois de suite ». C’est souvent cette pièce de Saint-Saëns que les interprètes ont sélectionnée dans leur recherche de la sonate de Vinteuil : C’est par exemple le cas de Li-Kung Kuo et de Cédric Lorel dans leur disque Le Temps retrouvé, des sœurs Milstein dans leur CD La Sonate de Vinteuilet des frères Tchalik dans leur opus intitulé Le violon de Proust. Ce choix de la sonate de Saint-Saëns a également été retenu dans le disque Belle époque qui offre en prime des mélodies de Reynaldo Hahn.
Viennent ensuite dans la lettre de Proust les références à deux musiciens allemands, Wagner et Schubert. On sait combien l'écrivain aimait le premier puisque certains critiques voient dans Parsifal et sa rédemption artistique un des modèles de la Recherche. Pour le morceau de Schubert, le titre n’est pas mentionné mais Jean-Michel Nectoux y voit l’Impromptu en sol bémol majeur. Quant à la pièce de Fauré, la Ballade pour piano, op. 19, Proust la cite déjà comme modèle dans une lettre de 1915 : sa tonalité pianistique de fa dièse est celle de la sonate de Vinteuil.
Bien que ces trois morceaux soient selon la lettre de Proust des modèles possibles de la sonate de Vinteuil, ils n’ont pas été retenus par les interprètes dans leurs disques consacrés à l’œuvre imaginaire. On trouve en revanche jouées d’autres pièces de Fauré et de Wagner sur un disque qui reprend un programme élaboré par Proust lui-même pour un concert privé au Ritz, le 1er juillet 1907.
Dans la liste que fait l’écrivain de morceaux ayant inspiré la sonate de Vinteuil, la sonate de César Franck tient une place particulière. En effet, tout comme celle de Saint-Saëns, elle présente une forme cyclique. Cet art de la métamorphose thématique est à cette époque principalement liée à l’école de Franck et de ses disciples (Chausson, Vincent d’Indy, Ropartz) :
Grosse émotion ce soir. À peu près mort, je suis allé cependant à une salle rue du Rocher entendre la sonate de Franck que j’aime tant, non pour entendre Enesco que je n’avais entendu. Or je l’ai trouvé admirable ; les pépiements douloureux de son violon, les gémissants appels répondaient au piano, comme d’un arbre, comme d’une feuillée mystérieuse. C’est une très grande impression.
Cette sonate de Franck a été enregistrée au côté de celle de Saint-Saëns sur le disque Le Violon de Proust que nous avons déjà mentionné ci-dessus.
A côté des modèles cités directement par Proust, la sonate de Lekeu, relevant elle aussi de l’école de César Franck, paraît être une source d’inspiration possible. Ainsi que l’a remarqué Jean-David Jumeau-Lafond, elle est conçue pour piano et violon, ce qui la distingue des autres sonates de l’époque, écrites pour violon et piano. Or la sonate de Vinteuil place également dans son titre le piano avant le violon. Aucun disque consacré au morceau imaginé par Proust ne retient cette œuvre. Une autre sonate franckiste, celle de Gabriel Pierné, peut être également vue comme un modèle de la sonate de Vinteuil. C’est l’hypothèse des sœurs Milstein qui l’ont enregistrée dans leur disque aussi consacré à la sonate de Saint-Saëns, que nous avons déjà cité plus haut.
Vers le Septuor
Dans la suite de A la Recherche du temps perdu, la sonate de Vinteuil sera remplacée par une autre œuvre de musique imaginaire, le Septuor, qui aura, pour le protagoniste du roman, Marcel, un rôle similaire à celui que jouait la sonate pour Swann. Il accompagnera l'analyse des sentiments qu'éprouve le narrateur envers Gilberte, elle-même fille d’Odette de Crécy et de Swann. Cependant, cette fois-ci, Marcel y mènera à son terme la réflexion que Charles n'avait fait qu'entrevoir, dépassant le simple cadre du sentiment amoureux. Il comprendra ainsi que l'Art seul est capable de consoler des difficultés et des déceptions de la vie et d'apporter la paix ainsi que le bonheur.
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Par Matthieu L., bibliothèque Andrée Chedid