Sélection L'âge d'or de la Salsa
L’année 2024 marque les 60 ans de la création du mythique label de salsa Fania Records. Parallèlement, un livre culte sur les débuts de la salsa vient d’être traduit en français, Le livre de la salsa : chronique de la musique de la Caraïbe urbaine, du journaliste vénézuélien César Miguel Rondón. L’occasion de revenir sur l’âge d’or de ce mouvement culturel, ayant pour cadre privilégié le New York des années 70.
La salsa est un style musical bien identifié du grand public, pourtant elle véhicule beaucoup de clichés, fait l’objet de confusions récurrentes, et son histoire reste largement méconnue. Loin d’être une simple musique de danse, elle n’est pas non plus synonyme de musique cubaine. Elle prend son essor dans les années 70 et est d’une certaine façon le résultat de l’évolution culturelle de la communauté latino-américaine de New York. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une musique puissante, qui compte des millions de passionnés de par le monde, et qui a atteint des niveaux d’excellence durant son âge d’or.
Aux origines de la salsa
Dans la première moitié du XXe siècle, jusqu’aux années 60, la musique latine est très populaire aux Etats-Unis et la relation avec Cuba est prépondérante. Les rythmes à la mode sont directement importés de l’île, tels le mambo, le chachacha ou la pachanga. New York, où la communauté latino-américaine (en particulier portoricaine) est importante, fait figure de Mecque de la musique latine et les clubs de danse où se produisent des big bands latinos font florès. C’est le cas du légendaire Palladium, qui vibre au son des fameux orchestres de Machito, Tito Rodríguez ou Tito Puente.
Cependant, la situation change radicalement à la suite de la rupture des relations entre les Etats-Unis et Cuba, consécutive à l’instauration d’un régime communiste sur l’île et officialisée par l’embargo décrété en février 1962. Dès lors, la source cubaine se tarit, et dans les années qui suivent les big bands latinos se décomposent progressivement et le grand public perd son attrait pour la musique d’inspiration cubaine et pour les danses qui lui sont associées. La fermeture du Palladium marque ainsi la fin d’une époque.
S’ouvre alors une période intermédiaire, où évoluent des orchestres de taille plus modeste, se produisant devant des publics plus restreints. Ces orchestres sont généralement constitués d’un piano, d’une contrebasse, de percussions et d’une paire de trompettes et/ou de trombones. Durant cette période s’affirment de nouveaux leaders, ayant souvent une expérience solide en tant que musiciens, qui dirigent désormais leurs propres orchestres et publient des disques de grande qualité. Parmi eux se trouvent Ray Barretto, Johnny Pacheco, Richie Ray, Joe Cuba, et Eddie Palmieri. Ce dernier devient rapidement une référence, avec son groupe La Perfecta, et une influence majeure pour quantité de groupes qui suivront.
Le métissage musical des Nuyoricans
Vers la fin des années 60, une nouvelle génération de très jeunes musiciens émerge, pour la plupart des portoricains qui sont nés ou ont grandi à New York, ayant donc une double culture, et dont la réalité immédiate est la dureté de la vie dans les quartiers marginalisés de la ville. Ces Nuyoricans (contraction de New York et Puerto Rican) sont marqués par le contexte socio-politique particulièrement tendu de l’époque, entre l’intensification de la guerre au Vietnam, les assassinats politiques (Malcolm X, Martin Luther King, Robert Kennedy…), l’activisme des Black Panthers et des Young Lords (en quelque sorte l’équivalent latino des Black Panthers), ou bien encore la crise économique qui frappe durement la ville de New York. Musicalement, ils veulent moderniser la musique latine en y injectant une énergie brute similaire à celle de musiques (de) jeunes comme le rock ou le funk, et en adoptant un son beaucoup plus dur et urbain, tranchant ainsi avec la musique jugée trop sophistiquée et élégante de leurs parents.
L’émergence du boogaloo, aux alentours de l’année 1967, illustre bien cette tendance, avec des rythmes et des arrangements simplifiés et l’utilisation courante de la langue anglaise. Mais malgré son succès auprès du public, le boogaloo connaît une gloire très éphémère, puisqu’il disparaît du paysage musical dès la fin de la décennie. Cependant, les jeunes groupes s’étant constitués à cette période se perfectionnent et développent leur style, agressif, rebelle et souvent marqué par l’utilisation du trombone (avec comme référence commune le tromboniste Barry Rogers de l’orchestre d’Eddie Palmieri), forgeant un son proprement new-yorkais.
Parmi ceux-ci on peut citer Larry Harlow, Joe Bataan, Johnny Colón, Monguito Santamaría, The Lebrón Brothers ou Orquesta Flamboyan. Mais le chef de file de cette génération se nomme Willie Colón, un nuyorican du Bronx, tromboniste âgé d’à peine 17 ans lorsqu’il sort son premier album. Cet album, « El malo », est publié en 1967 sur un label qui va prendre peu à peu une importance considérable, Fania Records, et marque les débuts d’un autre personnage clé, le chanteur Héctor Lavoe.
La naissance du mythique label Fania
Le label Fania naît en 1964, de la rencontre entre le flûtiste dominicain Johnny Pacheco et l’avocat Jerry Masucci. Après avoir sorti cinq albums sur le label Alegre Records, Pacheco décide de lancer son propre label, avec l’aide de son avocat Masucci. Le flair musical du premier et le sens du business du second vont faire peu à peu du label la référence absolue en matière de salsa. Les débuts sont pourtant modestes, puisque le label ne publie au départ que les disques de Johnny Pacheco lui-même, qui au passage a changé le format de son orchestre, passant d’une charanga (avec flûte et violons) à un conjunto (avec trompettes). Mais le label réussit à signer assez rapidement d’autres artistes comme Louie Ramírez, Bobby Valentín, Larry Harlow, Willie Colón, Joe Bataan, Ray Barretto et Justo Betancourt.
La stratégie commerciale agressive de Fania et sa capacité à coller aux goûts du public, en particulier des jeunes, portent leurs fruits, et le label ne cesse de croître. En 1968, Pacheco et Masucci décident de faire un grand concert avec les artistes du label et « créent » pour l’occasion un super groupe baptisé Fania All Stars. Le succès de ce concert, au club Red Garter, est plutôt modeste mais le label poursuit son expansion, y compris à l’international, et signe d’autres artistes, notamment le portoricain Roberto Roena (qui s’est fait connaître avec Cortijo y su Combo, puis El Gran Combo) et le grand Cheo Feliciano (célèbre chanteur du groupe de Joe Cuba).
Au début des années 70, Fania se positionne comme le label le plus important de ce qu’on ne tardera pas à appeler salsa. Il vend de plus en plus d’albums, d’une qualité croissante, et réunit nombre d’artistes importants. En 1971, Pacheco et Masucci décident de relancer l’idée des Fania All Stars et d’organiser un concert au club Cheetah, qui sera intégralement filmé. Le concert est un succès énorme, la salle est bondée et l’atmosphère est électrique. Ce concert, entré dans la légende, donnera lieu à la parution de deux albums et à la sortie d’un film au cinéma, intitulé « Our latin thing ». Il est considéré par beaucoup comme l’acte de naissance symbolique de la salsa.
La "sauce" magique de la salsa
Mais ce mot de salsa, qui s’impose donc à partir du début des années 70, est l’objet de polémiques et de mésententes. Il est décrié assez rapidement par beaucoup de musiciens de l’ancienne génération qui lui reprochent de ne pas désigner un rythme précis, puis par nombre de Cubains pour qui la salsa est une sorte « d’appropriation culturelle » de leur musique. Il est indiscutable que la salsa a un lien direct et profond avec la musique cubaine, en particulier avec le son et le guaguancó, cependant elle revêt d’autres caractéristiques qui en font un style (au sens large du terme) à part entière. Tout d’abord, le terme salsa (qui signifie « sauce » en français) évoque de manière évidente l’idée de mélange. Mélange de différents rythmes cubains, mais également avec d’autres musiques latino-américaines (bomba, plena, cumbia, samba…) ou nord-américaines (jazz, funk…).
Musicalement la salsa se différencie également par une orchestration légèrement différente, par un son plus puissant et des arrangements plus agressifs, et par l’importance accordée aux montunos (refrains avec questions/réponses musicales). De plus, elle se distingue par son imagerie urbaine et rebelle, et ses paroles liées aux dures conditions de vie dans le barrio (terme qui désigne les quartiers latino-américains de New York, en particulier Spanish Harlem), aux discriminations dont souffrent les populations d’origine latino-américaine, ou à la nostalgie pour un Porto Rico idéalisé.
Quoi qu’il en soit, le mot salsa permet dorénavant de désigner la musique des latinos (de la même façon que la soul et le funk avec les afro-américains), de regrouper tous ces groupes sous une même étiquette, de leur donner une meilleure exposition (y compris à l’international) et d’augmenter leur potentiel commercial. Ce que comprend parfaitement Fania, qui poursuit sa croissance en se faisant le porte-étendard de la salsa. Le label publie de plus en plus de disques, élargit son catalogue d’artistes et améliore ses techniques de production. La salsa conquiert un public de plus en plus important, notamment en Amérique latine où la réalité des quartiers des grandes villes est similaire à celle du barrio new-yorkais, et acquiert une reconnaissance croissante. Elle séduit par exemple des musiciens d’autres horizons, qui soit participent à des sessions d’enregistrement de disques de salsa soit invitent des salseros (en particulier des percussionnistes) à jouer avec eux. La salsa finit même par obtenir sa propre récompense aux Grammy Awards, grâce notamment au « lobbying » de Stevie Wonder.
Surfant sur cet engouement, Masucci et Pacheco décident en 1973 de passer à un niveau supérieur et de louer le Yankee Stadium de New York (d’une capacité de 45000 personnes) pour organiser un méga-concert. Avec l’intention, encore une fois, d’en tirer un double disque live et un film, mais également d’élargir le public ciblé, en invitant des musiciens venus du jazz (Mongo Santamaría, Billy Cobham), du rock (Jorge Santana) ou des « musiques du monde » (Manu Dibango). L’accueil des artistes est triomphal et le public déborde d’enthousiasme, mais le concert se termine au bout d’une quinzaine de minutes seulement à cause de l’envahissement de la pelouse par des spectateurs déchaînés. Un film (intitulé tout simplement « Salsa ») et un double album (« Live at the Yankee Stadium ») verront bien le jour, mais essentiellement à partir d’un concert donné par la suite à Porto Rico.
70's : l'apogée de la salsa
Vers le milieu des années 70 la salsa est à son apogée. Fania est devenu hégémonique après avoir racheté presque tous les autres labels d’importance, et est considéré comme le « Motown de la salsa ». Cependant, on va bientôt assister à une certaine forme de saturation, caractérisée par une baisse de créativité et une perte progressive d’authenticité. De plus en plus de groupes se mettent à reprendre des standards cubains, à jouer de manière plus douce ou à utiliser des paroles déconnectées de la réalité du barrio. Au même moment est justement remise au goût du jour par Fania l’ancienne gloire cubaine Celia Cruz, chanteuse de la Sonora Matancera qui a fui Cuba après la révolution, qui va enregistrer progressivement avec toutes les têtes d’affiche du label.
Parallèlement, de plus en plus de personnes sont mécontentes des pratiques du label, en particulier de Jerry Masucci, qui n’hésite pas à truquer à la baisse les chiffres de ventes de disques afin de moins rémunérer ses artistes. Un personnage comme Catalino « Tite » Curet Alonso, qui a composé un nombre incalculable de morceaux, souvent pour des artistes majeurs, mourra ainsi dans la misère faute de percevoir ses droits d’auteur. De plus, Fania délaisse complètement la promotion de certains groupes, jugés secondaires, et fait tout pour marginaliser ceux qui refusent de signer chez eux. Certains de ces artistes sont pourtant parmi les plus stimulants et maintiennent fièrement l’esprit « originel » du mouvement. Parmi eux on peut citer Markolino Dimond, Frankie Dante, Johnny Colón ou le Conjunto Libre.
La situation ne s’améliore guère vers la fin de la décennie, mais un artiste spécial émerge à ce moment-là et marque durablement les esprits, de par sa manière d’appréhender la salsa et la grande qualité de ses paroles. Il s’agit du chanteur panaméen Rubén Blades. Après avoir décroché son diplôme d’avocat, Blades s’installe à New York, commence par écrire les paroles de quelques morceaux d’artistes importants, puis finit par intégrer l’orchestre du grand Ray Barretto, le temps d’un album. Il est ensuite recruté par Willie Colón, en « remplacement » d’Héctor Lavoe. Le duo signe un premier album remarqué en 1977, mais c’est leur second, intitulé « Siembra » et paru l’année suivante, qui va profondément marquer les esprits et « exploser » les records de vente. La figure de Blades, et ses paroles élaborées au contenu souvent socio-politique, permet de toucher un nouveau public, plus « éduqué », notamment en Amérique latine.
La fin de l'âge d'or
Cependant, l’entrée dans les années 80 marque définitivement la fin de l’âge d’or de la salsa. Il y a de moins en moins d’albums de qualité et de plus en plus de groupes qui jouent de la même manière, beaucoup de musiciens majeurs se tournent vers le latin jazz, et d’autres styles musicaux deviennent à la mode (disco, merengue, « salsa romántica »…). Le label Fania n’échappe pas au marasme, bien au contraire. Il perd peu à peu quasiment tous ses artistes, qui se tournent vers d’autres labels, et frôle la faillite à la suite de l’échec cuisant du film de fiction « The last fight » (où Rubén Blades interprète un chanteur devenu boxeur). La figure d’Héctor Lavoe, probablement la plus grande idole de la salsa, peut servir de parabole pour illustrer la progressive « décadence » du mouvement. Arrivé à New York en 1963 de son Porto Rico natal, il connaît le succès et la gloire grâce au duo qu’il forme avec Willie Colón, puis se lance dans une carrière solo et devient la vedette n°1 de Fania. Mais sa consommation excessive de drogues, des drames dans sa vie personnelle, la perte progressive de sa voix et son infection par le VIH le conduisent lentement vers la déchéance, et il finit par mourir en 1993.
Si son âge d’or apparaît désormais ancien, la salsa est néanmoins loin d’être morte. Elle est connue et dansée dans le monde entier, des groupes continuent de se former pour en jouer, des mélomanes se délectent éternellement des disques et des artistes de l’âge d’or, et de nombreuses productions culturelles (livres, films, compilations ou rééditions de disques) en entretiennent la mémoire. Bref, elle n’a pas fini de nous faire gozar y bailar.
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Par Régis B., médiathèque Jean-Pierre Melville