Interview Bon anniversaire, Monsieur Monsaingeon !
Glenn Gould et Bruno Monsaingeon, Toronto, novembre 1979 (https://www.brunomonsaingeon.com)
Connu comme réalisateur de documentaires consacrés à de grands interprètes de musique classique, Bruno Monsaingeon, qui a fêté ses 80 ans ce 5 décembre 2023, se dévoile en interview.
Bruno Monsaingeon nous reçoit chez lui, dans un environnement à faire pâlir d’envie les bibliothécaires musicaux. Violoniste, réalisateur, essayiste, il travaille avec une passion intacte et sans cesse renouvelée. Pour la musique bien sûr, et pour ses interprètes, qu’ils soient jeunes artistes prometteurs ou musiciens légendaires : Menuhin, Gould, Rostropovitch, Oïstrakh, Fischer-Dieskau, Rojdestvensky… Et s’il filme souvent plusieurs fois un même personnage, c’est parce qu’en plus, il a la passion fidèle !
Avec Yehudi Menuhin (1977), Dietrich Fischer-Diskau (1994, © M. Weiss), Glenn Gould (1979). Crédits B.M
Ses travaux sont si nombreux qu’il nous faut choisir : nous parlerons de Richter, l’insoumis. Bien plus qu’un documentaire musical, c’est le portrait intime d’un immense artiste à la personnalité hors du commun, et également un témoignage historique sur l’Union soviétique. Un film monumental, abondamment documenté, un scénario admirablement construit, un montage méticuleux. Et au milieu des images d’archives, il y a celles du tournage : un plan fixe, sobre, sans aucun décor ni mise en scène, où l’on voit le Maestro évoquer ses souvenirs, assis à une table, lisant ses carnets de notes. Il parle peu, mais juste. Sur son visage adouci de vieux monsieur, il porte la lumière de la confiance, celle qu’il a choisi de donner au réalisateur.
"Quand nous avons commencé nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous allions faire, un film, un livre, ou les deux. Simplement, je venais le voir tous les jours… Nous avons remué ses souvenirs. Il avait de merveilleuses manières de parler sans avoir besoin du support du mot. Il savait qu’il était en train de livrer une sorte de confession, et j’ai pu lui montrer le film – dans une version inachevée - la veille de son ultime départ pour Moscou ". À l’issue du visionnage, Richter ému dit tout simplement à Monsaingeon : "Eto ïa" (c’est moi). Trois ans ont été nécessaires à la réalisation de ce film, dont un an de montage après la mort du pianiste.
"Filmer la musique, c’est un jeu qui met en scène l’échange - qui est à la base même de la musique de chambre. Cela demande une connaissance intime de la musique. Je ne filme que des choses avec lesquelles j’ai un regard d’interprète, cela me semble absolument indispensable". Chaque film est un investissement total – jusque dans les batailles menées pour la recherche de financements. Il ne s’arrête jamais. Après son dernier film Le quatuor Arod : ménage à quatre, il vient de sortir un livre, Filmer la musique, que nous nous empressons d’acquérir. Et en cours de finalisation, un film sur le chef et violoncelliste Klaus Mäkelä – Vers la flamme, son centième opus, dont la sortie est imminente.
B.M. chez lui, © Jérôme Bonnet | Richter, l'insoumis : après le tournage. Extrait du film. Crédits B.M.
"Quelques musiciens au monde transmettent quelque chose de très fort qui, après la cessation de leur existence, doit avoir une survie. J’ai une très grande conscience de cette notion de patrimoine. C’est le patrimoine de ceux qui ont marqué cinquante ans de leur personnalité, et j'ai toujours eu l'ambition de faire des films qui constituent des objets pour l'avenir". Pour quel public ? "On n’a pas besoin d’être musicien pour être touché par Richter : le film porte des notions qui sont accessibles à tous, et la musique a un pouvoir extraordinairement fort".
En nous raccompagnant, Bruno Monsaingeon s'assoit au piano pour jouer quelques notes, et nous raconte comment il a racheté cet instrument qui a appartenu à… Richter !
Par Ariane Badie, Médiathèque musicale de Paris
Interview par Ariane Badie et Anne Seguin