L'interview imaginaire Dans la bibliothèque d'Albert Einstein
Le plus grand des physiciens n’appréciait pas particulièrement les maths qui étaient pourtant son langage quotidien. Jean-Jacques Greif, journaliste et auteur de nombreux livres sur Albert Einstein s’est prêté au jeu des réponses imaginaires.
Le livre que vous aimez offrir
J’offre Les Éléments, d’Euclide. Mon oncle m’a donné une version moderne de ce livre quand j’avais une dizaine d’années. J’y ai découvert la solidité et la pureté du raisonnement mathématique, qui permet de démontrer de façon certaine la vérité de certaines hypothèses. J’ai décidé qu’avec cet outil merveilleux je pouvais partir à la conquête de l’univers. Nous savons peu de choses, en vérité, sur ce monde étrange dans lequel nous apparaissons un beau matin. Les grands savants du passé, par exemple Galilée et Newton, ont révélé certaines lois fondamentales de la physique en appliquant le genre de raisonnement solide que nous a enseigné Euclide. J’ai réussi à soulever d’autres coins du voile en raisonnant moi aussi de la manière la plus rigoureuse possible. J’espère que les personnes à qui j’offre le livre apprécieront la beauté de la réflexion scientifique et en viendront à mieux comprendre le monde moderne.
Celui que vous aimeriez qu’on vous offre
Il me semble bien que des centaines de livres ont été écrits sur mes travaux (et sur ma modeste personne). Certains sont approximatifs, d’autres rigoureux. Peu sont aussi ingénieux et drôles que M. Tompkins au pays des merveilles, de George Gamow. Je possède des éditions originales du livre, publié en 1940, et de sa suite, M. Tompkins explore l’atome (1944), portant des dédicaces sympathiques de mon ami Gamow. Tout le monde aimait Gamow. C’était un physicien de premier plan, par ailleurs. M. Tompkins découvre les résultats étranges de la physique moderne dans ses rêves : la théorie de la relativité, la mécanique quantique, et bien d’autres merveilles. Les livres se vendaient bien, dans le monde entier, et on les rééditait régulièrement, non sans les mettre à jour en fonction des progrès de la connaissance. Je suppose que ces mises à jour ont continué après la mort de Gamow. J’aimerais bien que l’on m’offre l’édition la plus récente*. Ainsi, je pourrais apprendre où en est la science aujourd’hui.
Un livre à mettre entre les mains des enfants
Madame Curie, par Éve Curie. J’ai rencontré Marie Curie en 1911 à l’occasion du premier congrès de physique auquel on m’ait invité. Nous nous sommes liés d’amitié. C’était une femme exceptionnelle. Je l’ai revue en mars 1913 à Paris et je l’ai invitée à venir se promener dans mes montagnes suisses, car j’enseignais alors à Zürich. Elle a passé quelques jours chez nous en juillet avec ses deux filles, Irène et Éve. Irène était adolescente et paraissait déjà prête à suivre sa mère sur les sentiers escarpés de la recherche scientifique. Ève avait neuf ans. Elle jouait très bien du piano. Les lettres l’attiraient plus que les sciences. Après la mort de Marie Curie en 1934, Ève a écrit cette belle biographie qui plaît aux savants et aux non-savants, aux adultes et aussi aux enfants.
Le livre que vous n’avez jamais pu lire
En 1922, un éditeur japonais m’a invité à donner une série de conférences dans son pays. Je peux dire que je suis tombé amoureux du Japon et des Japonais. Ils nous traitaient avec une délicatesse extraordinaire. Il y avait foule aux conférences. Les étudiants des universités posaient des questions très pertinentes, d’ailleurs j’avais vu de bons étudiants japonais à Berlin. De nombreux journalistes ont tenu à m’interviewer. Je n’étais donc pas étonné quand j’ai reçu, au cours des années suivantes, plusieurs livres japonais consacrés à Aruberuto Aïnshutaïn. L’un d’eux m’intriguait parce qu’il était rempli de petits dessins rigolos, à commencer par celui-ci, qui figurait sur la couverture. J’aurais bien aimé lire ce livre, mais je n’ai jamais pu, hélas.
Albert Eistein et sa femme Elsa (Library of Congres, domaine public)
Un film qui vous a marqué
En décembre 1930, je suis allé à Pasadena, à côté de Los Angeles, invité par l’université Caltech. J’étais reçu comme un hôte de marque. On m’a offert une « parade » avec des chariots fleuris, des fanfares, des fillettes qui lançaient des bâtons en l’air et que sais-je. Ils m’ont demandé ce qui me ferait vraiment plaisir (en dehors de la visite du grand télescope du Mont Wilson, qui constituait le clou de mon séjour). J’ai répondu que j’aimerais visiter Hollywood et rencontrer Charlie Chaplin. Il n’y avait rien de plus facile. Nous avons dîné dans sa maison de Beverly Hills et il nous a invités à assister à la première de son nouveau film, Les lumières de la ville, qui avait lieu le lendemain.
C’est un film très émouvant. J’ai ri aux passages drôles et pleuré aux passages tristes, mais Charlie Chaplin riait aussi aux passages tristes. Une foule énorme nous attendait à la sortie. Ils applaudissaient comme si nous venions d’accomplir un grand exploit. Charlie Chaplin s’est tourné vers moi : "Ils m’applaudissent parce qu’ils me comprennent tous. Ils vous applaudissent parce que personne ne vous comprend."
Le film que vous avez prévu d’aller voir
La cinémathèque de l’université de Princeton présente un festival Greta Garbo. J’ai l’intention d’aller revoir La Reine Christine. Quand je suis venu à Pasadena en 1931, je n’ai pas seulement rencontré Charlie Chaplin à Hollywood, mais toute une colonie allemande. Berthold et Salka Viertel, un metteur en scène de théâtre et sa femme que je connaissais à Berlin, étaient venus avec Friedrich Murnau, qui a tourné plusieurs films avant de mourir dans un accident de voiture. Il y avait aussi Ernst Lubitsch, Joseph von Sternberg. Berthold Viertel a réalisé quelques films. Salka, qui était actrice, est devenue scénariste. Elle s’intéressait à Christine de Suède. Le scénario qu’elle a écrit a plu à Greta Garbo. Christine de Suède était une reine très originale, qui correspondait avec les plus grands esprits d’Europe : Pascal, Descartes, Leibniz, Spinoza. En fin de compte, le film raconte une vulgaire histoire d’amour, mais Greta Garbo le sauve de la médiocrité. Salka Viertel a écrit plusieurs autres films pour elle.
Le tableau, la photographie ou le dessin qui vous accompagne (dans votre vie, dans votre sac, sur un mur…)
J’ai accroché au mur de mon bureau trois portraits de savants britanniques : deux Anglais, Newton et Faraday ; un Écossais, Maxwell. Je ressens une sympathie particulière pour Faraday parce qu’il était autodidacte, ce qui est aussi un peu mon cas. C’était un fils de forgeron, né en 1791. Il a appris à lire à l’école primaire et puis il est devenu apprenti-relieur. Alors qu’il reliait le volume « E » de l’Encyclopédie britannique, l’article « Électricité » l’a si bien sidéré qu’il s’est mis à dévorer tout ce qu’il trouvait sur le sujet. Il a assisté à des conférences du physicien et chimiste Davy, puis il est devenu secrétaire de Davy et directeur de son laboratoire après sa mort. Il a inventé le générateur électrique, l’électroaimant, le moteur électrique. Il a découvert qu’un aimant agissait à distance sur un circuit électrique. Pour expliquer ce phénomène, il a inventé la notion de « champ magnétique ». La notion de champ joue un rôle essentiel dans la théorie de la relativité générale.
Votre playlist du moment
Alors que j’ai passé plus de vingt ans à Princeton, ma connaissance de la langue anglaise reste très imparfaite. Je ne sais donc pas ce que signifie ce mot, playlist. On me dit qu’il s’agit simplement de mes musiques préférées. Bah, j’ai des goûts simples : j’aime Bach, Mozart et Schubert. J’ai éprouvé un plaisir immense à jouer des quatuors de Mozart avec la reine Élisabeth de Belgique et ses dames de compagnie vers 1930. Je me suis lié d’amitié avec la reine parce que c’était une brave Bavaroise et que nous parlions le même patois. J’aimerais bien retourner en Europe pour la voir, mais je suis devenu un vieux paresseux. D’ailleurs j’ai cessé de jouer du violon : je trouve l’instrument trop lourd. Je me suis mis au piano. Je ne me lasse pas du Clavier bien tempéré de Bach. J’aime aussi beaucoup le rondo en la mineur de Mozart, et les sonates de Schubert.
Pendant la guerre, le compositeur tchèque Bohuslav Martinu est venu habiter à Princeton. Il a composé des petites pièces pour violon à mon intention, mais je les trouvais difficiles. Il m’a offert des morceaux de piano de son compatriote Leos Janacek. C’est de la musique moderne qui a autant de charme que la musique ancienne.
La dernière fois que vous êtes entré dans une bibliothèque
J’ai passé beaucoup de temps dans les bibliothèques universitaires à Zürich, Prague, Berlin, Pasadena, Princeton. Je possède chez moi la traduction en allemand de l’un des plus beaux livres de toute la physique, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, de Galilée. Il m’arrive d’aller tout spécialement à la bibliothèque de Princeton pour admirer un facsimile de l’original de 1634 en italien. C’est dans ce livre que Galilée expose sa théorie du mouvement, baptisée « théorie de la relativité du mouvement » par Henri Poincaré vers la fin du XIXème siècle. De mon côté, j’ai publié en 1905 un petit article intitulé De l’électrodynamique des corps en mouvement, dans lequel je modifie un peu la théorie de Galilée et Newton pour les objets se déplaçant à une vitesse très grande, proche de celle de la lumière. Le rédacteur en chef de la revue de physique, Max Planck, trouvait mon titre compliqué, et il avait l’habitude de dire « la relativité d’Einstein » en référence à celle de Galilée. Le nom est resté.
Cycle thématique : le goût des maths
En janvier et février dans les bibliothèques
Chiffres, équations, abscisses, algorithmes, fractions… vous rappellent de mauvais souvenirs ? ou de très bons moments ?
Qu’importe, les bibliothèques de Paris ont fait le pari de rendre les mathématiques accessibles à tous à l’occasion de leur cycle Le Goût des maths destiné aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Deux mois de rencontres, spectacles, ateliers et projections pour vous convaincre que les maths peuvent être drôles et utiles au quotidien.