Épisode 2 Les femmes pionnières de la musique électronique
Extrait de la pochette de l'album Les Chants de Milarepa d'Éliane Radigue (photo par Yves Arman, 1971)
Deuxième épisode de notre série sur les femmes pionnières de la musique électronique aujourd'hui réhabilitées, après des années d'oubli.
Retour au premier épisode de notre série "Les femmes pionnières de la musique électronique"
"La technologie est prodigieusement libératrice, elle pulvérise les structures du pouvoir. La musique électronique a attiré naturellement les femmes. On se passait des structures dominées par les hommes : radios, salles de concert, maisons de disques. Mais l’histoire semble nous avoir oubliées."
(Laurie Spiegel, compositrice américaine née en 1945).
De Beeb en bleeps
En Grande-Bretagne, quelques compositrices pionnières ont dû batailler avec la gente masculine pour imposer leurs talents et se frayer un chemin dans le monde de la musique électronique entre la fin des années 50 et le début des années 80.
Le BBC Radiophonic Workshop, l’atelier de création sonore radiophonique de l’unique service public de radiodiffusion britannique et institution qu’est la BBC (British Broadcasting Corporation, la « Beeb »), actif entre 1958 et 1998, a accueilli plusieurs compositrices significatives dans l’histoire du développement des musiques électroniques. Studio intégré commandité pour la création et l’illustration sonore ou musicale radio et TV de dramatiques, émissions, séries et reportages documentaires, le Radiophonic Workshop est resté de par ses moyens presque artisanal comparé aux laboratoires et institutions de recherche musicale américains, allemands ou français (comme le GRM - Groupe de Recherches Musicales). Il aura en outre permis à un public novice d’accéder plus directement à une nouvelle musicalité et suscitera de nombreuses vocations.
Daphne Oram (1925-2003)
Alors qu’elle avait 17 ans, un médium lui annonça qu’elle serait une grande musicienne… Daphne Oram entre à la BBC dès 1943 comme testeuse de micros et technicienne son, dans une période de conflit mondial où les femmes sont volontiers employées par une institution mobilisée qui participe de par son rayonnement et ses moyens techniques à l’effort de guerre. Elle s’essaye à la composition pour orchestre, platines et dispositifs électroniques dès le milieu des années 40 ainsi qu’à la musique concrète, l’art des sons fixés. Si son travail précurseur de composition est rejeté par son employeur, elle devient toutefois manager de l’atelier de création radiophonique de la BBC à sa fondation début 1958, après avoir milité pour sa création.
Elle contribue avec talent, en compagnie de son collègue Desmond Briscoe, au développement du studio et à la création d’œuvres et d’effets sonores en utilisant des moyens électroniques et les techniques de la musique concrète. Sa frustration grandissante à voir le département musique de la BBC refuser de pousser plus avant la composition électronique comme nouveau langage musical l’amène dès 1959 à quitter l’institution pour fonder Oramics Studios, son propre studio. Elle y développe son système original Oramics qui permet de transformer les dessins et formes gravés sur un film 35mm en sons via leur lecture par des cellules photo-électriques. Elle finance à partir du début des années 60 ses recherches et compositions expérimentales grâce à l’utilisation de ses sons électroniques dans le cinéma (les James Bond Dr No et Goldfinger, pour lesquels elle n’est pas créditée, ou le fantastique Les Innocents), le théâtre, la publicité, la radio, la télévision, les installations artistiques…
Poursuivant au fil des décennies le perfectionnement de ses Oramics avec pour objet l’étude philosophique du son et sa relation à la vie notamment par le phénomène vibrationnel, elle se penche également avec intuition sur l’acoustique archéologique et les propriétés avancées du son dans les anciennes civilisations.
À emprunter :
I hear a new world (The Innocents : Savage noises / Rhythmic variation from Electronic Sound Patterns)
Delia Derbyshire (1937-2001)
L’Anglaise Delia Derbyshire peut prétendre à occuper la position de figure iconique parmi les pionnières de la musique électronique de par le niveau d’intérêt et de fascination qu’elle continue d’exercer. Son parcours a d’ailleurs été depuis plusieurs années maintes fois documenté à la radio comme à l’écran, ou dramatisé avec créativité.
Diplômée en mathématiques, musicalement marquée par Bach, Beethoven et Mozart, son intérêt pour les sons électroniques se révèle à la découverte, lors d’une visite à l’exposition universelle de 1958 à Bruxelles, du Poème Électroniquede Varèse diffusé dans le pavillon conçu par Le Corbusier et Xenakis. Employée à partir de 1960 à la BBC comme assistante de studio, puis en 1962 au BBC Radiophonic Workshop situé à Londres, elle s’immerge corps et âme dans la création en développant sa technicité et son identité musicale (alors que le mot « musique » est tabou au studio…).
En exploitant au mieux le matériel présent (générateurs de signaux, oscillateurs, enregistreurs sur bandes magnétiques, micros, effets, sons concrets) et en améliorant son utilisation grâce à ses compétences mathématiques et son inventivité, elle commence par composer de courtes séquences puis des œuvres plus artistiquement significatives entre 1963 et 65. Son arrangement pour le thème de la série Doctor Who expose avec retentissement le grand public britannique aux sons électroniques, alors que la BBC ne lui accordera à l’époque aucune mention de compositrice pour ce générique devenu iconique, la considérant comme une simple employée du studio parmi les autres. Ses Inventions for Radio en collaboration avec le dramaturge Barry Bermange, collage-paysage poétique sonore mêlant sons électroniques et voix issues d’interviews sur des sujets philosophiques profonds, reste une œuvre remarquable qui aura été également influente sur la scène pop londonienne bourgeonnante de l’époque.
Tout en poursuivant son travail pour la BBC, n’hésitant pas à déranger les pré-acquis de l’illustration musicale avec des compositions fascinantes et novatrices, Delia s’immerge dans d’autres projets à partir de 1966.
Au contact d’autres génies de l’électronique musicale comme l’inventeur et compositeur Peter Zinovieff (fondateur à Londres de l’EMS - Electronic Music Studios - et concepteur des fameux synthés VSC3 et Synthi AKS), elle se produit sous le nom de Unit Delta Plus dans des performances promouvant la musique électronique, qui attirent l’attention de l’avant-garde pop et arty (dont Paul McCartney et Brian Jones). A la fin des années 60, sous l’impulsion du musicien électronique David Vorhaus, elle participe avec son collègue Brian Hodgson du Radiophonic Workshop à la création du studio Kaleidophon, où ils réalisent en 1968 sous le nom de groupe White Noise l’album d’avant-pop électronique An Electric Storm. Ce disque sera influent pour les générations futures d’expérimentateurs pop des années 90 et 2000 tels Broadcast ou Stereolab. A la fin des années 60 et au début des années 70, des compositions et des designs sonores sont produits, parfois sous pseudonymes, pour le théâtre, le cinéma ou l’illustration musicale (« library music »). Les archives de Delia feront au fil du temps l’objet d’éditions commerciales éparses encore loin à ce jour de couvrir toute sa production alors que celle-ci fait l’objet d’un référencement sérieux.
Delia quitte la BBC en 1973 après avoir produit 200 compositions pour le studio depuis 1962, lassée d’un environnement qu’elle juge devenu trop commercial par rapport à ses aspirations artistiques. Elle arrête composer régulièrement à partir de 1975 tout en se retirant de la sphère publique. Toujours intéressée par les évolutions technologiques et artistiques du son, elle se reconnectera à la création collaborant notamment avec des musiciens qu’elle a influencés, issus de l’avant-garde électronique et du rock psychédélique expérimental comme Drew Mulholland ou Peter Kember (Spacemen 3, Sonic Boom, Spectrum, EAR) avec lequel elle travaillera juste avant sa disparition en 2001. Elle aura suscité l’admiration de musiciens aussi divers que Pink Floyd, Portishead, Cosey Fanni Tutti et les générations successives des courants musicaux électroniques jusqu’à nos jours. Son travail est régulièrement réexploré (Hannah Peel) et célébré comme lors du Delia Derbyshire Day en Angleterre.
À emprunter :
Circle of light : original electronic soundtrack
Quelques autres fées électricité du Radiophonic Workshop :
Moins connues mais ayant contribué à développer de façon notoire la créativité artistique et technologique du Workshop, d’autres compositrices méritent d’être évoquées.
Maddalena Fagandini (1929-2012) a participé à l’aventure dès 1959, produisant notamment en 1962 avec George Martin (période pré-Beatles) un hit-single sous le pseudo de Ray Cathode. Sa technicité en matière de musique concrète s’illustre jusqu’à l’arrivée des premiers synthés en 1966, date à laquelle elle quitte le Workshop.
Glynis Jones a rejoint le Workshop en 1972 à une époque où les synthés tels le VCS3 et le Synthi 100 ont peu à peu remplacé les techniques de composition à partir d’enregistrements de sons concrets transformés et où une nouvelle esthétique sonore émerge.
À emprunter : Four albums 1968-1978 (disque The Radiophonic Workshop)
Elizabeth Parker, arrivée au Workshop en 1977, y restera jusqu’à la fin (1998) quand le studio ne peut plus être concurrentiel sur un créneau où les développements technologiques meilleur marché permettent des facilités externalisées vers d’autres structures ou en home studios. Parker travaille sur des centaines de productions pour la radio et la télévision : d’abord pour des séries de science-fiction où elle excelle à développer des paysages sonores éloignés des clichés habituels du genre, puis en explorant les possibilités apportées par les nouvelles technologies d’interfaces digitales et d’échantillonnage sonore.
À emprunter : The Soundhouse : Music from the BBC Radiophonic Workshop
Les compositrices du BBC Radiophonic Workhop ont été un vecteur important pour l’essor de la musique électronique en Grande-Bretagne de par l’influence esthétique du studio sur les musiques populaires et dans la pratique amateur (articles de ses membres dans des magazines spécialisés, avec schémas techniques explicatifs à la clef). Peu d’autres pionnières britanniques sont mises en avant sur la période précédant la popularisation des musiques électroniques à partir des années 80/90 en dépit des apports de certaines musiciennes.
Janet Beat (née en 1937)
Bien que possédant un patronyme idéal, cette compositrice est une « grande pionnière oubliée ». Elle étudie le piano, apprend le cor à l’école de musique de Birmingham et développe son intérêt pour les sons électroniques en poursuivant à partir de la fin des années 50 des études musicales à l’université de la même ville. Elle s’intéresse particulièrement au compositeur allemand Karlheinz Stockhausen et au néerlandais Henk Badings. Elle s’initie en autodidacte à l’expérimentation sur bandes et produit des pièces de musique concrète (hélas pour beaucoup perdues), encouragée et aidée par Daphne Oram. Elle se familiarise au début des années 70 aux synthétiseurs de la firme EMS de Peter Zinovieff et expérimente avec un modèle commercialisé de Synthi A portable qu’elle est parmi les premières à posséder. Son corpus de compositions, influencées par les musiques extra-occidentales ainsi que par les sons de la nature et du monde industriel, comprend également des œuvres mixtes pour voix ou instruments acoustiques avec bandes et ordinateur. Installée en Ecosse, elle a fondé et dirigé la Scottish Electro-Acoustic Music Society et également travaillé pour le théâtre et le cinéma. Son apport musical, reconnu par ses pairs, ne sera pleinement découvert par les fans d’électronique vintage qu’avec la publication en 2021 chez Trunk Records de la compilation Pioneering Knob Twiddler…
À écouter :
Cosey Fanni Tutti (née Christine Carol Newby en 1951)
Musicienne (électronique, cornet, guitare), performeuse et écrivaine, l’Anglaise Cosey Fanni Tutti est une figure marquante de l’avant-garde expérimentale britannique depuis la fin des années 60.
Membre du collectif artistique COUM Transmissions au début des années 70, elle poursuit une carrière dans l’industrie pornographique dont elle fait un projet personnel (Prostitution) documenté et prolongé dans des performances d’art contemporain entre subversion, critique de la société bien-pensante et place de l’émancipation de la femme. Elle s’illustre entre 1975 et 1981 puis lors de sa reformation entre 2004 et 2010 dans le controversé et influent Throbbing Gristle. Diffuseur du concept de musique industrielle, le groupe - qu’elle a cofondé - explore de façon provocatrice sur disques et en concert, avec un impact visuel fort et une identité indépendante marquée au sein de l’industrie musicale, des thèmes comme les idéologies politiques extrêmes, les côtés obscurs et la noirceur de la société, la sexualité, la transgression… Leur musique novatrice, toute autant perturbante que fascinante entre rigueur et improvisation, utilise la manipulation de bandes, l’électronique et la recherche sonore par le biais de machines et synthés customisés par les membres du groupe.
Depuis le début des années 80, combinant l’approche d’avant-garde initiée dans Throbbing Gristle à des sons plus rythmiques ainsi que des structures et techniques musicales qui se rattachent à la pop synthétique (synth-pop), la musique électronique de danse (techno, acid house) et l’ambient expérimental, Cosey Fanni Tutti poursuit l’exploration du champ des sons électroniques : avec son compagnon Chris Carter (ex Throbbing Gristle) sous le nom de Chris & Cosey puis celui de Carter Tutti, et en solo sous son nom de scène. Une boucle est bouclée (c’est ici le cas de le dire) en 2022 avec sa bande originale pour le docu-film portait Delia Derbyshire : The Myths and The Legendary Tapes consacré à cette pionnière aînée de Cosey, instaurant par-delà le temps un dialogue musical évident entre deux exploratrices des sons électroniques. Cosey a également écrit sur le sujet de la place de l’émancipation féminine au travers de la créativité artistique dans son livre Re-Sisters : The Lives and Recordings of Delia Derbyshire, Margery Kempe and Cosey Fanni Tutti.
À emprunter :
The Second Annual Report of Throbbing Gristle (Throbbing Gristle)
D.o.A. : The Third and Final Report (Throbbing Gristle)
20 Jazz Funk Greats (Throbbing Gristle)
Further perspectives & distortion : an encyclopedia of british experimental and avant garde music, 1976-1984 (Chris & Cosey : The Giant’s Feet)
Trust (Chris & Cosey)
f(x) (Carter Tutti Void)
Tutti (Cosey Fanni Tutti)
Delia Derbyshire : The Myths and the Legendary Tapes (Cosey Fanni Tutti)
L’émancipation sonore « à la française »
La France a produit un terreau fertile pour le développement des musiques électroniques à partir de la fin des années 40 et des premières expérimentations de musique concrète de Pierre Schaeffer puis de la création à la fin des années 50 du GRM (Groupe de Recherches Musicales). Emblématique - pour partie - de l’innovation musicale en marche dans les années 50 à 70, le GRM accueillait des compositeurs d’origines diverses, mais quid des compositrices ? Christian Zanési (compositeur et ex directeur artistique à I’Ina-GRM) : « Le GRM de l’époque était à l’image de la société française et du monde des arts, dans lequel peu de femmes avaient accès aux moyens de production et peinaient à trouver leur place. Cela a toujours été le cas dans la musique instrumentale et ce depuis des siècles. Cela étant, c’est à partir de 1968, avec l’ouverture de la classe de musique concrète au Conservatoire de Paris, que des jeunes femmes ont pu enfin bénéficier de ce type d’enseignement et de recherche ». Présentes dans la galaxie de l’institution GRM puis s’en émancipant pour exprimer des visions créatives différentes et développer des univers musicaux uniques, plusieurs compositrices sont de ces pionnières qui se sont avérées influentes sur le long terme, reconnues ou à (re)découvrir.
Éliane Radigue (née en 1932)
Éliane Radigue est une des figures les plus remarquables de la musique moderne depuis plus de 50 ans. En travaillant sans relâche sur les sons électroniques puis acoustiques ainsi que sur la façon dont on les perçoit et les écoute, elle a su faire se rejoindre l’art et la vie au travers d’un corpus d’œuvres aussi sereinement radicales qu’inspirantes, rigoureuses autant que singulièrement vivantes. L’exploration des sons continus et la dilatation du temps poussée à l’extrême, en utilisant des variations infimes et subtiles de la matière sonore utilisée, donnent à sa musique une dimension méditative (de façon concomitante, Radigue est bouddhiste depuis le milieu des années 70) et une valeur esthétique qui ont repoussé les limites des champs sonores expérimentaux. Les éditions ou rééditions soignées de ses œuvres nous donnent accès à cet univers musical unique.
Éliane Radigue pratique le piano et la harpe dès son enfance et s’essaie à la composition. Jeune épouse du peintre Arman, elle côtoie dans les années 50 de nombreux artistes contemporains puis découvre en 1955 la musique concrète de Pierre Schaeffer dont elle devient l’une des élèves, avant de s’en détacher en 1958. Séparée d’Arman, elle se consacre à la composition à la fin des années 60 tout en étant assistante de Pierre Henry de 1967 à 1968 au sein de son studio indépendant d’enregistrement et d’expérimentation électroacoustique Apsome. A la recherche de son langage musical propre, Radigue travaille chez elle avec micros et magnétophones à bandes, explorant les effets de feedback et de larsen ainsi que la désynchronisation des bandes sur la durée, s’éloignant vite de ses mentors masculins et de cette « ascendance musicale GRM ». Ses voyages aux Etats-Unis lui permettent de rencontrer les compositeurs affiliés au minimalisme (La Monte Young, Steve Reich, Philip Glass, Phil Niblock…) qui inspirent son cheminement. Elle finit par séjourner un an à New York en 1970 où, en compagnie de Laurie Spiegel dans un studio de l’Université de New York, elle s’initie au synthétiseur modulaire Buchla puis découvre le modèle modulaire ARP 2500 qui va devenir son instrument de prédilection jusqu’en 2000.
Ce passage à la synthèse modulaire est un tournant fondateur à la fois pour l’évolution de sa musique et quant à la place qu’y occupe son rapport intime au bouddhisme tibétain et la spiritualité. Les explorations qu’Éliane Radigue va mener sur le ARP 2500 entre les années 70 et 90 restent par ailleurs fondamentales dans l’histoire de la musique électronique expérimentale et celle de l’écoute sonore immersive. A l’ère de l’explosion numérique, Radigue se joint au milieu des années 2000 au collectif féminin d’improvisation sur laptop (ordinateur portable) The Lappetites. Pionnière admirée par de plus jeunes générations d’artistes comme d’auditeurs et auditrices, elle poursuit sa démarche radicale de compositrice en collaboration de musiciens choisis, sur des pièces pour instruments acoustiques (la série en cours Occam) dont elle supervise avec une exigence intacte l’exécution, la diffusion et la perception.
À emprunter :
Éliane Radigue : L’écoute virtuose
Entretiens avec Éliane Radigue
Beatriz Ferreyra (née en 1937)
Beatriz Ferreyra, née en Argentine, y étudie le piano avant de s’installer en France en 1962 pour se former à l’harmonie et l’analyse musicale avec la légendaire compositrice Nadia Boulanger. Fascinée par la musique concrète, elle s’y initie dès 1963 avec Edgardo Canton et suivra plus tard des leçons de composition avec Earle Brown et György Ligeti. Assistante de recherche au GRM à partir de 1963, elle développe des travaux novateurs sur bandes magnétiques à canaux multiples. Tout en réalisant des illustrations sonores pour le GRM et ayant une influence notoire sur ses stagiaires, elle enseigne au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Elle reçoit à partir de 1967 des commandes d’œuvres de la part du GRM et d’autres institutions européennes. Gardant des liens avec le GRM, elle devient compositrice indépendante à partir de 1970 et produit dans les décennies suivantes plusieurs dizaines de compositions et de nombreuses réalisations pour le théâtre, le cinéma et la radio. Elle a travaillé également avec Bernard Baschet sur ses structures sonores et en direction de la musicothérapie.
Même si elle se sert des ordinateurs et du logiciel de musique Pro Tools, Beatriz Ferreyra est restée fidèle à ses magnétophones à bande magnétique de la marque Revox manipulés pour obtenir des effets que les interfaces numériques ne lui donnent pas de façon satisfaisante. Pleine d’étrangetés, de mystère et d’humanité, sa musique électroacoustique introspective a su se faire toute autant sinueuse que fluide. Les pièces anciennes ou plus récentes données à écouter demeurent sources de surprises permanentes.
À emprunter :
Archives GRM (Mer d’Azov)
An anthology of noise & electronic music. 4 : fourth a-chronology 1937-2005 (Demeures aquatiques)
À écouter :
Michèle Bokanowski (née en 1943)
Michèle Bokanowski, influencée par les écrits de Pierre Schaeffer sur la musique concrète, suit une formation classique et l’enseignement du compositeur Michel Puig puis s’initie au début des années 70 à la synthèse sonore et l’informatique musicale. Elle étudie également la musique électronique avec Éliane Radigue. Elle compose à partir du milieu des années 70, principalement pour le cinéma, le théâtre et la danse. Ses œuvres bâties sur des machines analogiques proposent des atmosphères pleines de poésie et de mystère qui se déploient grâce à des textures sonores profondes dont la musicienne travaille l’expressivité sur la longueur avant de les modifier. Avec des moyens différents de Radigue mais une inspiration similaire, la musique de Michèle Bokanowski participe de la quête du son continu.
À emprunter :
Rhapsodia / Battements solaires
À écouter : La Plage
Bips universels
Limiter l’histoire des femmes pionnières de la musique électronique aux sphères anglo-saxonne et française, aussi significatives soient elles, ne saurait faire pleinement sens. Si, comme l’énonce Laurie Anderson dans le documentaire Sisters with Transistors, « à travers la technologie, les voix [féminines] sont amplifiées et le silence brisé. Les espaces sont partagés », c’est alors ne pas oublier que l’éclectisme de la musique électronique s’est construit avec l’apport de compositrices et de musiciennes de tous horizons aux parcours multiples. Elles ont contribué, souvent dans des contextes difficiles, à l’échange des sons et des idées. En voici quelques exemples parmi bien d’autres dont les histoires et les propositions musicales nécessitent encore d’être mises en pleine lumière…
Michiko Toyama (1908-2000)
Cette compositrice nippo-américaine a étudié le piano au milieu des années 30 à Paris avec Nadia Boulanger puis s’est tournée vers la composition, débutant une carrière contrariée par son internement en camp aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu’immigrante d’origine japonaise. Après la guerre, elle enseigne au Japon et poursuit sa formation à Paris, sous la direction de Darius Milhaud et Olivier Messiaen. Elle y rencontre Pierre Schaeffer dont la musique concrète l’intéresse hautement. Entre 1956 et 1959, aux Etats-Unis, elle est une des premières femmes à intégrer le Columbia-Princeton Electronic Music Center sous la direction d’Otto Luening et Vladimir Ussachevsky. Elle y côtoie Edgar Varèse et partage avec lui un intérêt pour la musique japonaise ancestrale classique gagaku. Elle compose en 1958 sa première œuvre électronique (Waka) qui paraît en 1960 chez Folkways Records sur son seul album Waka and Other Compositions. Innovante et prometteuse, cette pièce mêle poésie japonaise ancienne et effets électroniques. Victime des préjudices de l’époque (c’est une femme, japonaise, et elle fait de la musique expérimentale), elle n’obtiendra pas en 1961 la subvention nécessaire à la construction de son propre studio de musique électronique. Elle se tournera dès lors vers la recherche acoustique, ne composant plus que pour elle-même…
À écouter : Waka and Other Compositions(Waka / Ai No Ue)
Else Marie Pade (1924-2016)
La Danoise Else Marie Pade est une pionnière de la musique électronique dont la force de l’œuvre n’a été reconnue (et proprement documentée) qu’au tournant du 21ème siècle par de plus jeunes générations de musiciens expérimentaux et d’auditeurs curieux. Sa composition Syv cirkler (1958) reste la première pièce de musique électronique diffusée à la radio danoise.
L’intérêt de Pade pour la richesse du monde sonore s’éveille enfant quand, malade alitée, elle passe de longs moments à écouter les nuances de l’environnement extérieur. Lorsqu’elle est emprisonnée par les nazis pour faits de résistance durant la Seconde Guerre mondiale, son isolement réactive ce rapport intime aux timbres sonores. Pianiste puis étudiante en composition, elle découvre la musique concrète de Pierre Schaeffer en 1952. A partir des enseignements de Schaeffer puis s’en émancipant, elle poursuit sa propre approche des sons électroniques dès ses premières compositions. Elle travaille pour la radiodiffusion danoise ou de façon indépendante tout en suivant au fil des années les cours de l’influente école de Darmstadt (Stockhausen, Ligeti, Boulez…) en Allemagne. Sa musique enregistrée à partir de la fin des années 50 garde une puissance d’écoute encore intacte aujourd’hui et demeure une matière sonore vivante propice à la création, en témoigne la collaboration entre Pade et l’artiste sonore Jacob Kirkegaard en 2013.
À emprunter : Electronic Works 1958-1995
À écouter : Electronic Works 1958-1995
Jacqueline Nova (1935-1975)
La compositrice colombienne Jacqueline Nova fait partie de la riche histoire de l’avant-garde artistique et musicale sud-américaine en tant que pionnière des musiques contemporaine et électroacoustique. Première femme à être diplômée supérieure en composition dans son pays, elle part étudier à partir de 1967 en Argentine à Buenos Aires, dans l’épicentre de la musique expérimentale et électronique sud-américaine de l’époque, le Centro Latinoamericano de Altos Estudios où elle travaille avec les compositeurs Alberto Ginastera, John Cage et Aaron Copland. Bien qu’elle se confronte à un environnement conservateur hostile au changement de paradigme musical qu’elle promeut et de surcroit à son homosexualité et son indépendance, Nova développe en Colombie à partir de la fin des années 60 un travail conséquent et visionnaire de compositions expérimentales. Elle explore l’instrumentation orchestrale, la voix, la rencontre des timbres acoustiques et électroniques, la musique de film, puis l’interdisciplinarité des sons et des arts visuels. Conjointement elle milite pour la reconnaissance des compositeurs sud-américains de l’époque. Son œuvre majeure Creacion de la Tierra (1972), qui contient des chants de populations indigènes du Nord-est colombien modifiés électroniquement, interroge sur la place culturelle et la voix de « l’autre » par rapport à l’hégémonie séculaire de la langue espagnole dans son pays. Alors qu’elle est encore trop peu connue hors de Colombie, sa disparition prématurée à 40 ans en 1975 met un temps un frein au développement de la création musicale électronique dans le pays.
Grâce au travail effectué ces dernières années par la compositrice, artiste sonore et chercheuse colombienne Ana Maria Romario G., l’importance de la musique et de la démarche de Jacqueline Nova a enfin été reconnue à sa juste place. Des artistes actuelles d’électro pop expérimentale d’origine colombienne, telles Ela Minus et Lucrecia Dalt, ont relevé le défi Nova-teur.
À écouter : Creación de la tierra : Ecos palpitantes de Jacqueline Nova (1964-1974)
Oksana Linde (née en 1948)
L’instabilité politique dans nombre de pays d’Amérique Latine n’a historiquement pas favorisé un accès optimal à la richesse des expressions musicales expérimentales qui s’y déroulaient, de surcroit si celles-ci émanaient de femmes. Au Venezuela, les sons électroniques ont eu un rôle musical notoire depuis la fin des années 60 et le début des années 70, connaissant une explosion importante de styles à partir des années 90. Le parcours et les créations singulières de la musicienne et compositrice Oksana Linde dans les années 80, alors que la scène électronique vénézuélienne commence à se faire connaître hors des frontières du pays, sont longtemps restés inconnus en regard de ceux de ses homologues masculins.
Née dans une famille d’émigrants ukrainiens, pianiste, elle travaille comme chercheuse en chimie avant de quitter à 33 ans son travail pour raisons de santé et consacrer son temps à la peinture et à la musique dans son petit home studio. Avec un équipement réduit - de seconde main ou emprunté - constitué de quelques synthés (Polymoog, Casio) et d’un enregistreur à bandes TEAC, elle commence à enregistrer en 1983-84 des compositions immersives et cinématiques hors du temps inspirées par ses impressions du monde naturel aquatique ou les états de rêve. Perfectionnant son matériel avec notamment des synthés Korg, une boîte à rythmes TR-505 et une table de mixage 16 pistes, elle enregistre une soixantaine de morceaux entre 1984 et 1996. La musique synthétique hypnotique et flottante de Linde est plus complexe et aventureuse que celle de certains de ses contemporains s’illustrant dans des styles ambient ou new age. Elle se pose en miroir des explorations sonores de la scène électronique allemande expérimentale des 70s et 80s (Cluster, Klaus Schulze, Tangerine Dream, Adelbert Von Deyen…) ou des paysages sonores de Wendy Carlos.
Oksana Linde aura attendu l’âge de 74 ans pour voir sortir en 2022 chez Buh Records un premier album compilant une partie de ses réalisations jusque-là sporadiquement diffusées, et pour que son originalité soit enfin célébrée…
À écouter : Aquatic and Other Worlds
Guides Afro-Américaines
L’explosion de styles musicaux et la diffusion des sons électroniques dans les musiques populaires à partir des années 90/2000, grâce notamment à des technologies plus accessibles, a permis à une nouvelle génération de figures féminines d’occuper un peu plus le devant de la scène. Pourtant, le rôle des productrices et DJ Afro-Américaines qui les ont précédées au moment de l’émergence des communautés house, techno et dance entre les années 80 et le début des années 90 reste encore trop peu connu : Yvonne Turner pour les débuts de la dance music électronique à New York, Kelli Hand pour la techno de Detroit, la « marraine de la house » Stacey ‘Hotwaxx’ Hale… sont autant de forces motrices à ne pas oublier… parmi d’autres !
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Les parcours de ces « femmes pionnières » refont peu à peu surface dans les médias relayant le travail éditorial de quelques labels, diffuseurs et autres connaisseurs de l’histoire des musiques électroniques. La reconnaissance de leurs apports musicaux et technologiques est nourrie par l’intérêt de plus jeunes générations d’artistes. Des producteurs radio, des programmateurs/curateurs artistiques au sein d’institutions et de festivals spécialisés, programment leurs œuvres à côté de celles de musicien-nes actuelles. Des créations, projections et conférences sont organisées afin de porter leur héritage à la connaissance de nouveaux publics.
Raconter leur histoire et leurs réalisations, continuer d’explorer d’autres champs (quid de l’Afrique, de l’Asie…), participe de ce que l’importante créativité féminine en matière de musiques électroniques actuelles comme la place donnée aux compositrices et musiciennes dans les institutions et l’industrie culturelles puissent dépasser totalement les vieux préjugés ainsi que les comportements discriminatoires encore trop nombreux.
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Par Christophe L. et Céline M., bibliothèque Buffon