Proust et la musique Raoul Pugno, de la Commune de Paris à Proust
Raoul Pugno (source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France)
A l’occasion des anniversaires de la Commune et de la naissance de Marcel Proust, retour sur la vie d’un musicien très important du début du siècle, mais un peu oublié aujourd’hui : Raoul Pugno.
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Les anniversaires se succèdent et ne se ressemblent pas. Ainsi, il y a 150 ans, le 10 juillet 1871, naissait Marcel Proust, à peine plus d’un mois après la Semaine Sanglante qui venait mettre fin à la Commune de Paris. Simple hasard du calendrier, tant rien ne semble lier le portraitiste du faubourg Saint-Germain à l’une des dernières grandes insurrections de l'histoire.
Il est pourtant des passeurs discrets, presque invisibles, qui par leurs vies, jettent des ponts entre des mondes qui semblent irréductibles.
Raoul Pugno est de ceux-là. Né le 23 juin 1852, dans un milieu modeste mais mélomane, il obtiendra au Conservatoire de Paris plusieurs premier prix de piano, d’harmonie, d’orgue… avant de jouer un rôle important dans la Commune de Paris. Ostracisé vingt ans, il reviendra en tant que concertiste de renommée internationale et, possiblement, comme personnage de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust.
La Commune de Paris
Raoul Pugno est donc fraîchement diplômé du Conservatoire et âgé d’à peine 18 ans au déclenchement de la Commune de Paris.
Beaucoup des plus grands musiciens de l’époque 一 D’indy, Lalo, Saint-Saëns 一 prendront leur distance ou s’opposeront farouchement à la Commune. La musique n’est pas pour autant totalement absente de l’expérience de la Commune. Cette dernière se dote progressivement de commissions et, assez tardivement, le 9 mai 1871, est publié au Journal officiel le décret proclamant la création d’une « commission musicale » composée de sept membres et instituée « pour veiller aux intérêts de l’art musical et des artistes ». Raoul Pugno en fait partie. Il sera même, dans les jours qui suivent, nommé directeur de l’Opéra (ou, selon les sources, il contribua à organiser le concert prévu le 22 mai).
Plusieurs versions, plus ou moins rocambolesques, circulent sur la façon dont il aurait été recruté. Toutes suggérant, a posteriori, une forme de contrainte. En réalité, il semblerait que Pugno était un révolutionnaire convaincu et que, par ailleurs, « la possibilité de faire jouer sa musique à l’opéra était tout simplement trop belle ». Car en effet, la musique sous la Commune devait culminer dans un concert à l’opéra le 22 mai 1871, après les quatre organisés aux Tuileries début mai. Ce soir-là, Pugno devait diriger des compositions de Beethoven, de Gossec, mais aussi deux de ses propres compositions : Hymne aux Immortels (1871, sur un texte de Victor Hugo) et Alliance des peuples (1871). Mais le 21 mai, les troupes versaillaises entrent dans Paris, et la représentation n’aura jamais lieu.
C’est le début d’une longue période de purgatoire pour Pugno. Il est d’abord emprisonné pendant quelques jours, puis mis à l’écart pour cause de passé communard. L’Opéra et l’Opéra-Comique lui sont inaccessibles. Durant cette période de « petits emplois », à l’église de Saint-Eugène, au théâtre Ventadour, il sera surtout connu comme organiste.
Pugno et Ysaÿe, spécialistes ès sonates
Raoul Pugno et Eugène Ysaÿe (source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France)
Cet exil artistique prendra fin subitement le 23 décembre 1891. C’est la veille de Noël et Pugno a déjà une quarantaine d’année. Ce soir-là, il remplace le pianiste Louis Diémer, malade, dans le Concerto en la mineur de Grieg, avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. C’est un immense succès. Dès lors, tout change. Il devient non seulement le chouchou du public parisien, et « à partir de 1894 et pendant vingt ans, [...] voyage à travers le monde en messager et en ambassadeur de l’art français ».
Parallèlement, il débute à partir de 1896 une association avec le violoniste belge Eugène Ysaÿe. Le duo qu’ils formeront jusqu’à la mort du pianiste en 1914 sera le plus apprécié de l’avant-guerre. Le style de Pugno - personnage joyeux à la grosse barbe et aux doubles foyers, grand gastronome - consonnera remarquablement avec celui d’Ysaÿe. La popularité du duo se joue peut-être aussi ici au vu des nombreuses anecdotes croquignolesques autour de la bonhomie et des festins qui circulent au sujet des deux compères.
Mais, pour en revenir à la musique, ce sont surtout leurs programmes qui les distinguent. En effet, ils tombent rapidement d’accord sur un projet de séries de sonates pour violon et piano. Un programme constitué uniquement de sonates est très rare à l’époque et le duo devient la référence en matière d’interprétations de sonates, mélangeant de « succès » et œuvres nouvelles, dérangeantes. Comme l’écrit Michel Stockhem, « Ysaÿe et Pugno ont été les premiers à présenter régulièrement la sonate en tant que forme musicale accomplie ». Les sonates de Fauré, de Saint-Saëns et surtout celle de Franck sont au programme.
La sonate de Vinteuil dans la Recherche du temps perdu de Marcel Proust
La forme de la sonate, associée aux noms de Franck, de Saint-Saëns, résonnent fortement aux oreilles des lecteurs de Proust. On le sait, dans La Recherche du temps perdu, la sonate de Vinteuil (une œuvre et un compositeur imaginaires) joue un rôle très important. Sa petite phrase est d’abord “l'air national de l’amour” de Swann et d’Odette. Ce goût pour la sonate sera transmis par Swann au narrateur, Marcel, qui sera pour lui, non plus le symbole d’un amour, mais le guide vers la création artistique
La critique proustienne s’est depuis longtemps interrogée sur les modèles possibles de la sonate de Vinteuil. Proust lui-même a donné quelques indications dans une lettre célèbre à Jacques Lecretelle, lettre qui semble plutôt brouiller les pistes :
« dans la faible mesure où la réalité m’a servi, mesure très faible à vrai dire, la “petite phrase” de cette sonate, et je ne l’ai jamais dit à personne, est [...] dans la soirée de Saint-Euverte la phrase charmante mais enfin médiocre d’une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que j'e n'aime pas [...]. Dans la même soirée, un peu plus tard, je ne serais pas surpris qu’en partant de la petite phrase, j’eusse pensé à l’Enchantement du Vendredi Saint. Dans cette même soirée encore, quand le piano et le violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à la sonate de Franck [...] les trémolos qui couvrent la petite phrase chez les Verdurin m’ont été suggérés par le prélude Lohengrin. Mais elle-même, à ce moment-là par une chose de Schubert. Elle est, dans la même soirée, un ravissant morceau de Fauré ». Lettre de Marcel Proust à Jacques Lacretelle in Hommage à Marcel Proust, Paris, 1927, p. 190.
Ce débat sur les sources est assez bien résumé par Pierre Brunel qui retient surtout : la première des deux sonates de Gabriel Fauré (en la majeur, op. 13, 1876), la première des deux sonates de Saint-Saëns (en ré mineur op. 75, 1885) et surtout, « hypothèse musicalement la plus satisfaisante » selon lui, la sonate de Franck (en la majeur, 1886).
Proust, auditeur de Pugno ?
Autre fait remarquable de la carrière de Raoul Pugno, il fut le premier grand concertiste de renommée internationale, à enregistrer sur disque au printemps 1903. Dans les notes de pochette du disque Opal qui regroupe tous ses enregistrements, le musicologiste Jerrold Northrop Moore évoque le duo formé avec Ysaÿe et précise :
« ils étaient d’inégalables interprètes de la sonate de Franck (une interprétation entendue et célébrée par Proust) ».
Aurions-nous alors, par l’intermédiaire du disque, l’occasion d’entendre le jeu, suffisamment éloquent, de celui qui donna à Proust « l’idée que la révélation au Narrateur de l’absolu artistique se ferait par le truchement d’une œuvre musicale » ? Ce n'est pas rien.
Proust a-t-il réellement entendu Pugno ? Le pianiste Edouard Risler est souvent considéré comme le modèle du “jeune pianiste” de la Recherche et Proust ne mentionne à aucun moment Pugno dans sa correspondance. Pour autant, ils évoluent dans les mêmes sphères.
On sait par exemple, que Reynaldo Hahn, avec qui Proust allait souvent au concert ou dans les salons, a vu le duo. En effet, Hahn relate un concert des deux musiciens dans ses Notes, il est d’ailleurs déçu : « Concert d'Isaye [sic] et Pugno. Déception quant à Ysaÿe que j'ai trouvé très ordinaire ». De la même façon, Proust fréquente deux importants salons musicaux, qui occuperont une place centrale dans l’univers de la recherche. D’abord celui de Marguerite de Saint-Marceaux, boulevard Malesherbes, qui inspira possiblement le salon Verdurin. On ne sait si Pugno fut reçu dans son salon, mais Marguerite de Saint-Marceaux, qui croise souvent Marcel dans le monde, entend à de nombreuses reprises Pugno, seul ou avec Ysaÿe : chez le peintre Raffaelli, à Pleyel, chez Ernest Chausson, chez la princesse de Polignac… On sait que Proust se rend régulièrement chez cette dernière (il écrira un article dans le Figaro sur son salon). Impossible de ne pas mentionner le salon de la comtesse Greffulhe, qui servit de modèle pour le personnage de la duchesse de Guermantes. Pugno y joue par exemple avec Ysaÿe en 1903.
On pourrait ainsi multiplier les exemples. Proust a eu de multiples occasions d’entendre Pugno 一 notamment avec Ysaÿe dans la sonate de Franck 一, et il est presque étonnant de n’en trouver traces. C’est pourtant ce que semble confirmer Myriam Chimènes dans un article récent qui 一 s’appuyant sur les journaux, correspondances, programmes de concerts 一, recense toutes les œuvres et tous les interprètes dont on a la preuve que Proust les a entendus. Nulle trace de Pugno.
Alors, Proust a-t-il entendu le pianiste ? Possible, probable même. Mais nous n’en savons rien. Il est toutefois permis de rêver et de rajouter, aux mille vies de Raoul Pugno, cette dernière, en partie fictionnelle. C’est d’ailleurs ce que fait Jérôme Bastianelli dans son roman La Vraie vie de Vinteuil qui fait de Pugno et Ysaÿe les grands défenseurs de deux sonates : celle bien réelle de Franck et celle, imaginaire,… de Vinteuil.
Par Ludovic B., Médiathèque musicale de Paris
Bibliographie / Discographie
Raoul Pugno (gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France)
DISCOGRAPHIE
Raoul Pugno, His complete published piano solos, 1988, OPAL CD 9836.
BIBLIOGRAPHIE :
Jérôme Bastianelli, La Vraie vie de Vinteuil, Grasset, 2019.
Philippe Blay et Hervé Lacombe, « À l’ombre de Massenet, Proust et Loti : le manuscrit autographe de L’Île du rêve de Reynaldo Hahn », Revue de musicologie, vol. 79, n° 1, 1993.
Pierre Brunel, Les arpèges composés, Klincksieck, 1997.
Myriam Chimènes, Mécènes et musiciens. Du salon au concert à Paris sous la IIIème République, Fayard, 2004.
Myriam Chimènes, « Proust auditeur de musique dans les salons parisiens », in Cécile Leblanc, Françoise Leriche, Nathalie Mauriac Dyer (dir.), Musiques de Proust, Hermann, 2020, p. 25-50.
Joël-Marie Fauquet (dir.), Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle, Fayard, 2003.
Delphine Mordey, « Moments musicaux. High culture in the Paris Commune », Cambridge Opera Journal, Vol. 22, N° 1.
Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien, Christian Bourgois, 1999.
Marguerite de Saint-Marceaux, Journal 1894-1927, Fayard, 2007.
Fiorella Sassanelli, « Un pianiste français face au public américain : les trois tournées de Raoul Pugno (1897-1906) », Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, Vol 16, N° 1–2, 2015.
Michel Stockhem, « Le duo Eugène Ysaÿe – Raoul Pugno », Bulletin de la Société liégeoise de Musicologie, n° 62, juillet 1988.
Nicole Wild, « L’opéra sous la commune », in Damien Colas, F. Gétreau, M. Haine, Musique, esthétique et société au XIXème siècle, Mardaga, 2007.
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