À la prison de la Santé les personnes détenues s'évadent avec... la parole
Derrière les murs du célèbre centre pénitentiaire du 14e arrondissement, chaque semaine, un atelier de conversation est dispensé à des personnes détenues non francophones. Immersion pour la centième où, le temps de deux heures, les mots remplacent les barreaux.
Reportage publié à l'origine sur Paris.fr.
« C’est l’endroit que je préfère dans l’établissement ! »À chaque fois qu’il se rend à la médiathèque Robert-Badinter, Bruno Clément-Petremann est subjugué. Ce centième atelier, le directeur de la prison de la Santé ne l’aurait loupé sous aucun prétexte. Dressé devant plusieurs centaines de DVD, il évoque même son aspiration d’un ton jovial :« Je vais passer plus de temps ici que dans mon bureau ! »
Une fois par semaine, des ateliers de conversation sont organisés au sein du seul centre de détention intra-muros de la capitale. Ces rendez-vous sont le fruit d’une convention entre les bibliothèques de la Ville de Paris, le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et l’association Lire pour en Sortir.« C’est une collaboration chaleureuse, humaine et républicaine, décrit Alexandre Duval-Stalla, président de cette dernière. Quand on atteint la barre des 100 ateliers, on se dit que le travail a payé. »
C’est dans la médiathèque, située dans le pôle d’insertion et de la prévention de la récidive (PIPR), que se déroulent les ateliers. Tous les mardis matin, un binôme de bibliothécaires de la Ville entre dans la prison parisienne pour modérer un temps d’échange et de discussion avec des groupes de neuf à douze personnes détenues allophones – dont la langue d’usage ou maternelle est différente de celle du pays où ils vivent –, mais également pour organiser des jeux linguistiques didactiques. À la « PLS »(pour Paris-La Santé), près de 40 % de la population est étrangère.
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« Nous sommes là pour les aider à s’exprimer en français »
Malgré les hauts vis-à-vis cernant l’établissement carcéral, la pièce est lumineuse. On s’étonne presque d’être dans une prison. Seuls les barreaux aux fenêtres nous le rappellent. Les échanges sont sans complexe entre personnes détenues, bibliothécaires et membres de l’administration pénitentiaire.
Quand on demande à Ivan (les prénoms des personnes incarcérées ont été modifiés) de nous montrer ce qu’il aime lire, il nous guide directement vers les ouvrages en cyrillique. « Je suis Ukrainien et je parle un peu anglais, mais quasiment pas le français, raconte-t-il dans la langue de Shakespeare. Je n’aurais jamais imaginé retrouver ce genre de bouquin ici ! »
Ça permet de sortir de cellule, c’est une sorte d’échappatoire. On voit autre chose, on rencontre des gens et on essaie de parler français !
Ivan
Les ateliers de conversation ? Une vraie opportunité pour lui : « Ça permet de sortir de cellule, c’est une sorte d’échappatoire. On voit autre chose, on rencontre des gens et on essaie de parler français ! » Pierre, bibliothécaire dans le 11e arrondissement, confirme : « Dès le premier contact, je leur dis toujours que nous sommes là pour les aider à s’exprimer dans notre langue. Nous ne sommes pas là pour corriger chaque erreur. »
Après avoir donné un coup de main pour servir viennoiseries et cafés, Andrei a une mine réjouie. Incarcéré depuis neuf mois à la Santé, lui aussi participe aux ateliers de conversation, depuis l’été 2023 pour sa part. « Je ressens une vraie progression, se félicite cet homme détenu de 47 ans. En plus de ça, chaque mercredi, j’ai des cours de français et je travaille tous les jours en cuisine ! »
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Faire de la prison un vrai programme de réinsertion
Du côté des modérateurs, la fierté de leur engagement semble dépasser leur sens naturel du service. Ils sont une quinzaine à s’être portés volontaires. Tous travaillent dans les bibliothèques de la ville de Paris. Aude, elle aussi, a décidé de relever le défi. « J’ai eu une petite appréhension du fait que c’est un environnement très mystérieux, confie cette bibliothécaire dans le 18e. Mais c’est une superbe expérience, on se sent utiles, car ce sont de vrais temps collaboratifs pendant lesquels les participants sont très investis. »
Pour elle, ces heures passées à la Santé « complètent les missions que nous réalisons au quotidien. C’est doublement bénéfique pour les personnes détenues. Avoir ne serait-ce qu’un début de maîtrise de la langue peut leur permettre de vivre une incarcération plus digne. Et il ne faut pas oublier qu’elles vont être amenées à sortir ! »
Au moment de repartir en cellule, Ivan et Andrei ont le sourire aux lèvres, sans doute déjà pressés de revenir à la médiathèque Robert-Badinter. Car pour eux, à l’instar de Bruno Clément-Petremann, cet endroit est aussi celui qu’ils préfèrent.
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