11 visages du jazz, épisode 2 Cantaloupe island
Pochette de l'album "Cantaloupe Island" de Herbie Hancock (Blue Note (CDP 7243 8 29331 2 0))
En quelques notes, il est identifiable : un rythme qui claque, une mélodie reconnaissable ou à défaut, facile à retenir… Cet été, découvrez l'histoire de 11 standards incontournables du jazz. Aujourd'hui, épisode 2 : Cantaloupe Island
Cet article fait parti du dossier "Les 11 visages du jazz"
C'est le 17 juin 1964 qu'Herbie Hancock enregistra pour Blue Note, dans le studio de l'ingénieur du son Rudy Van Gelder à Englewood Cliffs, l'album Empyrean Isles, dans lequel figure en troisième position Cantaloupe Island. C'est le quatrième album à son nom. Pour l'occasion, Herbie Hancock a embauché la section rythmique du Miles Davis du moment (Ron Carter à la contrebasse, Tony Williams aux percussions) ; la section mélodique est assurée par Freddie Hubbard au cornet, lui au piano.
Modèle de jazz modal s'appuyant sur trois accords d'une mesure chacun (fa mineur/ré bémol 7°/ré mineur), Cantaloupe Island se construit sur une gamme de fa dorien. Le thème, funky, simple et efficace, est judicieusement lancé sur un quatrième temps ; le piano, alternativement accompagnateur et soliste, déroule, dès l'introduction jouée par Ron Carter et Tony Williams, une formule mélodico-rythmique qui court à l'identique tout au long de la composition.
Avec sa mécanique aisée et sa souplesse d'esprit permettant une large modalité de jeu, Cantaloupe Island répond aux critères originaux de la démarche du jazz : improviser sur un air entendu de tous. H. Hancock lui-même continue d'en jouer de multiples variations, comme lors de sa performance à Glastonbury en 2022. Devenu un classique - parmi tant d'autres - de sa discographie, Empyrean Isles s'est aussi qualifié parmi les meilleures ventes de toute l'histoire du label Blue Note.
Les grands interprétations jazz
Jean-Luc Ponthy
À peine cinq ans après la sortie de l'album Empyrean Isles dans lequel figure l'original de Cantaloupe Island, le violoniste français Jean-Luc Ponty proposait sa propre version. De formation classique, Jean-Luc Ponty fut très tôt attiré par le jazz ; et bien qu'il ait toujours nié une quelconque filiation, il figure avec Stéphane Grappelli dans le panthéon des violonistes de jazz. Ses collaborations dans les années 1960-1970 avec Frank Zappa, avec John McLaughlin et son Mahavishnu Orchestra, son goût pour les expérimentations et les métissages stylistiques ont fait du natif d'Avranches un précurseur du jazz-rock.
Ce sont ses caractéristiques stylistiques propres qui se retrouvent dans son interprétation du titre d'Herbie Hancock, dans laquelle s'entend aussi l'atmosphère psychédélique de la Californie des sixties. Sans recréer fondamentalement la composition, sans ajout d'un texte chanté non plus, Jean-Luc Ponty se substitue avec son violon au cornet de Freddie Hubbard, et dilate notablement la longueur du morceau, l'amenant à une durée de 8 minutes 32 secondes.
L'enregistrement initial date de 1969 pour le compte de Capitol Records sous le titre The Jean-Luc Ponty Experience with the George Duke Trio (Live at Thee Experience) – le Thee Experience étant un éphémère nightclub psychédélique situé sur le Sunset Boulevard à Hollywood, Californie. Considéré comme l'un des tous premiers albums de jazz-fusion, il est ensuite réédité en 1976 par le label Blue Note sous le titre Cantaloupe Island avec Jean-Luc Ponty en seul auteur mentionné.
US3
Parmi les albums qui marquèrent l'année 1993 se trouve Hand on the Torch des Londoniens d'Us3. Formation née de la rencontre de Geoff Wilkinson et de Mel Simpson qui s'entendirent pour sampler des classiques du jazz, Us3 se retrouva sous la menace de poursuites judiciaires par les dirigeants du label Blue Note qui avaient remarqué que les samples utilisés provenaient de leur catalogue. En échange de l'abandon des poursuites, Us3 signa chez Blue Note, leur donnant ainsi, par la même occasion, accès à l'ensemble des archives du label.
C'est donc, notamment, Straight No Chaser de Thelonious Monk qu'ils utilisèrent pour leur composition I Got to Work, Song for My Father d'Horace Silver pour Eleven Long Years, Cantaloupe Island d'Herbie Hancock pour Cantaloop (Flip Fantasia), titre qui ouvre l'album immédiatement après l'annonce de Pee Wee Marquette, l'iconique maître de cérémonie du club new-yorkais Birdland : « Ladies and Gentlemen, as you know we have something special down here at Birdland this evening... A recording for Blue Note Records ».
En lui-même, déjà, le nom de la formation de Geoff Wilkinson et Mel Simpson est un hommage à un autre classique du catalogue Blue Note : Us Three du pianiste américain Horace Parlan, avec George Tucker à la contrebasse et Al Harewood aux percussions, produit par Alfred Lion et enregistré en avril 1960 aux studios Van Gelder d'Englewood Cliffs.
Dans la même veine que le projet du rappeur Guru, Jazzmatazz, dans une continuité de ce que firent The Last Poets ou Gil Scott-Heron dans les années 1970, Us3 fusionne jazz et poésie chantée (« Vivid poems recited on top of the groove [...] Feel the beat drop, jazz and hip hop / Drippin' in your dome »). C'est ce même principe à l'œuvre aussi dans l'album posthume qu'enregistra Miles Davis avec Easy Mo Bee, Doo-Bop (Warner Bros, 1992) ; ou encore le premier album du rappeur Nas, Illmatic (Columbia Records, 1994).
Hand on the Torch s'ouvre donc sur le morceau Cantaloop (Flip Fantasia). Le rappeur Rahsaan Hakeem Kelly y scande un texte en profession de foi du projet de l'album ; la mélodie reprend le thème musical de la composition d'Herbie Hancock, mais joué sur un tempo plus vif ; la trompette de Gerard Presencer atteint un haut niveau dans ses moments de riffs ; en forme de gimmick, finalement, Us3 insère un sample d'Everything I Do Gonna Be Funky (From Now On) de Lou Donaldson dans l'interpellation « What's that? Yeah... yeah... yeah » qui ponctue le morceau.
Succès commercial à sa sortie, certifié disque d'or aux États-Unis, clip diffusé sur MTV, il est la plus grande vente du label Blue Note dans la catégorie single. Au-delà de ces chiffres, la création d'Us3 sur la mélodie d'Herbie Hancock constitue un exemple réussi d'alliage entre jazz, rap et funk : « They got the beats. They got the rhymes [...] cheerfully funky fusion of jazz and hip-hop - nothing more, nothing less » (Slant Magazine, 9 janvier 2011). Surtout, il démontre en 3 minutes 40 secondes l'acid-jazz, cette forme de jazz développée à et par Londres, caractérisée par sa capacité à additionner les genres musicaux les plus divers et qui se perpétue encore aujourd'hui avec des formations comme Ezra Collective.
Claude Nougaro
Selon le même principe (le thème de Cantaloupe Island en base musicale sur lequel se superpose un texte chanté), mais avec un résultat différent, voici Herbie Hancock de Claude Nougaro. Cinquième titre de son album posthume La Note bleue (Capitol-EMI, 2004), à la suite d'une version d'une de ses compositions les plus connues, Armstrong (qui, déjà, reprenait l'air de Go Down Moses), c'est un clair et franc hommage à Herbie Hancock : « Chapeau, Maître Herbie / Maître Herbie Hancock / Pour saluer bien bas / Chacun de vos dix doigts ».
Sur le plan mélodique, Claude Nougaro n'apporte pas franchement une touche singulière ou personnelle, bien que la version soit interprétée sur un tempo légèrement plus marqué par Eric Legnini (piano), Rosario Bonaccorso (contrebasse), André Ceccarelli (percussions), Stéphane Guillaume (saxophone) et Nicolas Giraud (trompette). Toute l'originalité du projet de Claude Nougaro provient du texte qu'il a écrit et qu'il chante dans son phrasé si caractéristique, cette prose poétique, précise, qui joue sur la sonorité des mots et leur rythme, tout en gardant toujours un œil sur sa chère ville rose : « Chez nous c'est un melon / De forme ovale et long / Ballon de rugby, de rubis sur l'ongle ».
Grand amoureux du verbe et des musiques noires, Claude Nougaro présentait aussi sur ce même album un titre inspiré de 'Round Midnight de Thelonious Monk, preuve - s'il en était encore nécessaire - que, comme il le rappelait, « le jazz, c'est dans mes globules », tout en étant un maître insurpassable de la chanson française dans sa plus éclatante expression.
par Marc Jeanneau, médiathèque Edmond Rostand
les 11 standards à (re)découvrir cet été
Tout au long de l'été, vous pourrez découvrir au fur et à mesure des semaines tous les secrets derrière chacun des standards suivants :
- Épisode 1 : Autumn Leaves
- Épisode 2 : Cantaloupe Island
- Épisode 3 : Estate
- Épisode 4 : Minor Swing
- Épisode 5 : ’Round Midnight
- Épisode 6 : St. Louis Blues
- Épisode 7 : Softly, as in a Morning Sunrise
- Épisode 8 : Someday My Prince Will Come
- Épisode 9 : Stella by Starlight
- Épisode 10 : Take five
- Épisode 11 : The Girl from Ipanema