11 visages du jazz, épisode 3 Estate, un standard à l'italienne
Pochette de l'album Estate par Michel Petrucciani Trio (1982 - IRD)
En quelques notes, il est identifiable : un rythme qui claque, une mélodie reconnaissable ou à défaut, facile à retenir… Cet été, découvrez l'histoire de 11 standards incontournables du jazz. Aujourd'hui, épisode 3 : Estate
Cet article fait parti du dossier "Les 11 visages du jazz"
En 1960, le tube de l'été en Italie est une chanson très mélancolique, la bien nommée Estate ("été" en italien). Composée et enregistrée par Bruno Martino (1925-2000) - pianiste de jazz, chanteur et chef d'orchestre -, cette chanson évoquant la nostalgie d'un amour perdu fut d'abord estampillée "variété" sous le titre Odio l'estate ("Je hais l'été"). Les paroles sont de Bruno Brighetti, musicien de l'ensemble de Bruno Martino, et la chanson fut créée pour une émission de télévision : Ritmi d'oggi.
L'année suivante, lors d'une tournée en Italie, le chanteur et guitariste brésilien João Gilberto découvre Estate. Séduit par cette mélodie mélancolique, il décide de la reprendre à sa manière en version bossa nova, réécrivant lui-même les arrangements. Le titre connaît aussitôt un succès mondial, et de nombreux jazzmen s'en emparent à leur tour, en versions vocales ou instrumentales. Estate devient ainsi un standard incontournable du jazz.
Les plus grands noms du jazz intègrent à leur répertoire leur propre version, souvent très intime, d'Estate. Chet Baker, par exemple, enregistre en 1983 une interprétation envoûtante du standard, entouré de ses deux compères : Philip Catherine à la guitare et Jean-Louis Rassinfosse à la contrebasse, lors d'un enregistrement en belgique. Le thème, joué tour à tour par la trompette et la guitare, y déploie une virtuosité exceptionnelle.
Parmi les versions qui ont marqué l'histoire d'Estate – et, plus largement, celle du jazz –, on peut citer celle de 1982 par Michel Petrucciani, qui sortira la même année un album éponyme. Son interprétation, d'emblée un énorme succès, deviendra un incontournable de ses concerts à travers le monde jusqu'à la fin de sa carrière.
Mais c'est lors d'un concert à Montreux en 1990 que le pianiste donne la pleine mesure de son génie. Les critiques sont dithyrambiques : "Personne n'est arrivé à ce niveau d'interprétation. Nous sommes au-delà de l'excellence."
Pour rester dans les versions instrumentales, impossible de passer à côté de celle de Biréli Lagrène et Sylvain Luc, enregistrée lors d'un concert au festival de Marciac en 2000. Bien que tous deux guitaristes, cette interprétation s'éloigne délibérément de la version bossa nova de João Gilberto pour proposer un arrangement résolument ancré dans le jazz manouche. Lagrène et Luc y alternent des soli virtuoses, soutenus par des accompagnements rythmiques d'une maîtrise parfaite.
Il ne faut cependant pas oublier qu'Estate est, dans sa version originale, une chanson. C'est donc tout naturellement que quelques grandes voix du jazz s'en sont emparées.
Parmi elles, notre immense Claude Nougaro, qui enregistre Un été sur 45 tours en 1981. Le chanteur toulousain y adapte les paroles en français, signées de sa main. Jusqu'à la fin de sa carrière en 2004, il continuera à interpréter ce titre sur scène.
Parmi les interprétations vocales marquantes, celle de la chanteuse et pianiste américaine Shirley Horn occupe une place de choix. Sa version de Estate en anglais, avec des paroles écrites par Joel Siegel, sort en 1992 sur son album Here’s to life, sans doute l’un de ses plus grands succès.
Pour les amateurs de versions audacieuses, une interprétation se distingue particulièrement : celle du légendaire harmoniciste belge Toots Thielemans. Considéré comme le plus grand maître de son instrument, il propose une réinterprétation magistrale d'Estate lors d'un enregistrement pour la télévision italienne dans les années 1980.
Et comme preuve qu'Estate est vraiment un standard du jazz, une mélodie qui, au fil des années, est devenue intemporelle, le Brad Mehldau Trio le joue toujours sur scène depuis maintenant 2 ans. L’interprétation du très grand pianiste américain diffère à chaque concert, mais c’est à chaque fois un régal, que ce soit au Nancy Jazz Pulsations de 2024, au Jazz à la Villette de septembre 2024, ou encore plus récemment, comme ici lors d’un concert en avril 2025 dans le Michigan avec Christian McBride et Marcus Gilmore.
Par Gilles Mercier, bibliothèque Rainer Maria Rilke
les 11 standards à (re)découvrir cet été
Tout au long de l'été, vous pourrez découvrir au fur et à mesure des semaines tous les secrets derrière chacun des standards suivants :
- Épisode 1 : Autumn Leaves
- Épisode 2 : Cantaloupe Island
- Épisode 3 : Estate
- Épisode 4 : Minor Swing
- Épisode 5 : ’Round Midnight
- Épisode 6 : St. Louis Blues
- Épisode 7 : Softly, as in a Morning Sunrise
- Épisode 8 : Someday My Prince Will Come
- Épisode 9 : Stella by Starlight
- Épisode 10 : Take five
- Épisode 11 : The Girl from Ipanema