Les 11 visages du jazz, épisode 10 Take five
Image extraite de la pochette de l'album Time Out (feat. Take Five) du Dave Brubeck Quartet (1959)
En quelques notes, il est identifiable : un rythme qui claque, une mélodie reconnaissable ou à défaut, facile à retenir… Cet été, découvrez l'histoire de 11 standards incontournables du jazz. Aujourd'hui, épisode 10 : Take five.
Dave Brubeck, pianiste et compositeur de jazz, né en Californie en 1920 et décédé en 2012 dans le Connecticut, aimait citer son maître, le compositeur français Darius Milhaud, qui lui conseillait de "voyager à travers le monde, garder ses oreilles ouvertes et amener des éléments d'autres cultures dans l'idiome jazz". En 1958, le Dave Brubeck Quartet commence à tourner à l'étranger : en Inde, en Turquie, en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, en Irak et en Pologne.
Un an plus tard, paraît l'album Time Out chez Columbia, dont le célèbre morceau Take Five est un succès retentissant, et permet au quartet d'accéder au plus haut niveau du Billboard Hot 100 (classement hebdomadaire des chansons les plus populaires aux États-Unis) !
Les origines de « Take Five » sont assez mystérieuses. Selon certains, Desmond aurait répondu à une demande de Brubeck, qui cherchait à créer une œuvre originale par sa métrique.
Peter Bölke, quant à lui, écrit que Brubeck lui aurait demandé d’écrire précisément un morceau en 5/4, après avoir entendu Morello et Desmond swinguer sur ce rythme pour s’échauffer. Desmond aurait alors composé la mélodie, et les musiciens auraient discuté de la manière de jouer le thème, donnant naissance à une œuvre collective.
« L’idée m’est venue à Reno, devant une machine à sous. Le rythme de la machine m’a suggéré celui du morceau. En fait, j’ai surtout voulu que cette machine me restitue, d’une manière ou d’une autre, tout l’argent que j’y avais perdu ! »
Paul Desmond, Jazz Magazine (juin 2025)
Cette œuvre est remarquable par sa métrique à 5 temps, très peu utilisée dans le jazz à cette époque, mais présente dans les musiques folkloriques d’Europe, d’Asie et du Moyen-Orient. Le titre est « un triple jeu de mots sur les expressions courantes », selon Jean-Tristan Richard dans Les Standards du Jazz :
- « Take five » peut signifier faire une pause de cinq minutes,
- la cinquième prise (en studio),
- évoquer le rythme en 5/4 du morceau.
Paul Desmond aurait déclaré, peu après la sortie de Take Five, que ses droits d’auteur lui permettraient « à peine de s’offrir un rasoir électrique » et qu’il ne pensait pas conserver cette œuvre… Pourtant, ce fut un véritable succès ! Bien plus tard, en 1977 (et non 2012, date de sa mort), il légua ses droits à la Croix-Rouge américaine, pour un montant estimé à « plus de six millions de dollars ». Take Five serait ainsi le standard de jazz le plus diffusé à la radio dans le monde.
Nous vous présenterons différentes interprétations du morceau par le groupe, ainsi que certaines versions instrumentales et des versions chantées.
Les grandes interprétations du Dave Brubeck Quartet
Live au "Jazz Casual" (1961)
Paul Desmond (1924-1977) est l’auteur de ce tube du jazz. Compositeur, arrangeur et saxophoniste talentueux, il fait partie du groupe du pianiste et compositeur Dave Brubeck depuis 1951. Ensemble, ils restent les seuls membres fixes du quartet, jusqu’à la dissolution du groupe en 1967. Dans l’ouvrage Icônes du jazz, Peter Bölke écrit : « Comme improvisateur, c’est un maître de l’invention mélodique, qui ajoute fréquemment à ses phrases des citations d’autres titres. » Il souhaitait que son timbre évoque « un Martini dry », doux avec très peu de vibrato et lumineux.Nous vous laissons découvrir le quartet, enregistré à San Francisco le 17 octobre 1961 pour l’émission télévisée « Jazz Casual », qui illustre parfaitement le jeu musical recherché par Desmond. Nous vous invitons aussi à visionner le DVD qui restitue le concert ainsi qu’une interview de Brubeck (non sous-titrée en français).
Le morceau, originellement en mi bémol mineur, est interprété par : Dave Brubeck au piano, Paul Desmond au saxophone alto, Joe Morello à la batterie et Eugene Wright à la contrebasse.
Live en Belgique (1964)
En 1964, le quartet joue en Belgique. Cette version, laissant libre cours à l’improvisation, est toute en finesse : les solos y sont savoureux, une atmosphère chaleureuse s’en dégage, et le jeu des musiciens, d’une grande fluidité, captivant.
Live à la BBC (1964)
La même année, une autre version fut enregistrée à la BBC. Écoutez le solo de Desmond : il nous offre une très jolie balade, langoureuse, et nous donne des ailes par son jeu aérien ; celui de Brubeck, tout en nuances, dialogue avec une rare élégance. Les deux musiciens nous invitent dans l’intimité de leur sensibilité commune, se répondant avec une exquise délicatesse.
Live en Pennsylvanie (2007)
Dans cette vidéo tournée le 5 mai 2007 en Pennsylvanie, Dave Brubeck partage la scène avec Bobby Militello au saxophone, Michael Moore à la contrebasse et Randy Jones à la batterie.
Laissez-vous porter par le solo virtuose du saxophoniste – notamment vers la 4ᵉ minute –, où l’improvisation bascule vers un free jazz envoûtant. « On » ne peut qu’être saisi par l’énergie de ce moment, malgré une qualité sonore perfectible : ce document rare prend une dimension particulière, témoignant du jeu de Brubeck au crépuscule de sa carrière. On y découvre un artiste qui, loin de se reposer sur ses lauriers, s’amuse encore à dialoguer avec ses musiciens, dans une liberté jubilatoire.
Les version instrumentales
Georges Benson (1976)
George Benson, né en 1943 en Pennsylvanie, est guitariste, chanteur et parolier. Il nous interprète en 1976 un Take five, très jazz fusion, avec une grande liberté.
Georges Benson (1986)
En 1986, à Montreux, son interprétation à la guitare est encore plus décontractée et fluide, Take five devient funky !
Chet Atkins (1973)
Chet Atkins (1924-2001), guitariste et producteur américain, à la guitare classique, nous en donne une interprétation toute en douceur...
Quincy Jones (1963)
Quincy Jones (1933-2024) était trompettiste, arrangeur, producteur, compositeur américain. En 1963, il ose une interprétation personnelle de Take five à la même époque où Dave Brubeck et son quartet le jouait en tournée. Découvrez-le dans l’album Quincy Jones plays the Hip Hits. Golden boy.
Tito Puente (1985)
Tito Puente (1923-2000) – légendaire percussionniste portoricain, chef d’orchestre, producteur et chanteur – nous offre ici une version latino enflammée de Take Five. Accompagné par son Latin Ensemble et George Shearing au piano, il transforme le standard en un mambo électrisant, capable de faire danser même les plus sages ! Cette interprétation est tirée de l’album Mambo Diablo (1985).
Chick Corea & Bobby Mcferrin (2015)
Chick Corea (1941–2021), pianiste américain d’origine italienne, et Bobby McFerrin (1950–), chanteur, vocaliste et chef d’orchestre, s’unissent ici dans un duo complice à quatre mains. Leur interprétation, libre et sensible, fait vibrer la salle.
Minori Muraoka (1970)
- Minori Muraoka (1923-2014) était un joueur de shakuachi japonais et un musicien de jazz. Nous vous laissons découvrir son jeu étonnant dans l’album Bamboo
Les version chantées
Carmen McRae (1961)
Carmen McRae, chanteuse de jazz américaine (1922-1994) l’interprète avec Brubeck et son quartet, avec force et personnalité en 1961.
Al Jarreau (1976)
Al Jarreau (1940-2017), chanteur, auteur, compositeur américain interprète de manière extraordinaire le standard, son phrasé envoûtant et passionné nous immerge dans son univers magique de vocaliste. Si vous aimez son grain de folie géniale, vous pouvez écouter l’album Best Of.
Richard Anthony (1962)
Des paroles en français ont aussi été écrites par les paroliers et compositeurs Roland Valade et Claude Henri Vic. Richard Anthony (1938-2015), chanteur français d’origine syrienne l’interprète en français sous le titre Ne boude pas en 1962, dans un album sorti chez Columbia.
Jacqueline François (1962)
Jacqueline François (1922-2009) chanteuse française, interprète aussi "Ne boude pas » en 1962 de sa voix douce, appartenant à une époque révolue…
Aziza Mustapha Zadeh
Dans un tout autre style, Aziza Mustapha Zadeh (1969– ), chanteuse et pianiste de jazz azerbaïdjanaise nous en donne une magnifique interprétation par sa liberté d’improvisation vocale, pianistique, et son originalité. Amusez-vous à retrouver les reprises classiques dans cette version imaginative de Take Five où le folklore, le jazz et la musique classique se côtoient avec talent.
Take five reste un standard qui traverse avec élégance les époques et les cultures. En restant fidèle à l’esprit de Desmond et Brubeck, les différentes versions nous donnent un profond sentiment de liberté, ouvert à toutes les cultures !
Si vous êtes musicien et vous avez l’envie de vous essayer à Take Five ou à un autre morceau de « Time Out », nous vous invitons à consulter la partition de l’album pour faire une pause, en improvisant à votre tour…
Par Laure Girard-Leduc, Médiathèque musicale de Paris
les 11 standards à (re)découvrir cet été
Tout au long de l'été, vous pourrez découvrir au fur et à mesure des semaines tous les secrets derrière chacun des standards suivants :
- Épisode 1 : Autumn Leaves
- Épisode 2 : Cantaloupe Island
- Épisode 3 : Estate
- Épisode 4 : Minor Swing
- Épisode 5 : ’Round Midnight
- Épisode 6 : St. Louis Blues
- Épisode 7 : Softly, as in a Morning Sunrise
- Épisode 8 : Someday My Prince Will Come
- Épisode 9 : Stella by Starlight
- Épisode 10 : Take five
- Épisode 11 : The Girl from Ipanema