Séries musicale de l'été Danse & Jazz : la musique en mouvement (épisode 2)
Josephine Baker danse le Charleston aux Folies-Bergère, Paris (1926)
Cet été, les bibliothèques vous invitent à revivre l'histoire des liens entre la danse et le jazz. Une saga historique et musicale, à suivre tout l'été. Episode 2 : La Nouvelle-Orléans.
ÉPISODE 2 : LA NOUVELLE-ORLÉANS
C’est dans une ville portuaire de Louisiane située dans le delta du Mississippi, au sud des États-Unis que le jazz fait ses premiers pas. Cette ville, que l’on appelle aussi « The Big Easy », en référence au mode de vie de ses habitants, c’est la Nouvelle-Orléans. Elle est le lieu de rencontre de nombreuses cultures, par son histoire en tant que colonie française et hispanique, et son emplacement géographique exceptionnel aux confins de l’Amérique du Sud et du Nord, proche des Antilles. Sa population d’une rare diversité d’origines aux États-Unis, a réuni non seulement des descendants d’esclaves noirs affranchis ou échappés des plantations, des rescapés des révolutions des Caraïbes, mais aussi des immigrants français et des Acadiens venus du Canada, ainsi que de nombreux descendants des quatre coins d’Europe comme l’Espagne, la Hollande, la Grèce et l’Irlande.
Au sein de la ville, on peut distinguer deux sortes de musique selon les origines et le milieu social de la population. C’est Canal Street qui divise en deux la Nouvelle Orléans: Uptown, à l’ouest, qui regroupe les musiques les plus noires américaines, et Downtown à l’Est, avec Storyville et le French Quarter qui initièrent le style créole. On y trouve de nombreux cabarets, dancings, « honky-tonk» (types de bars où l’on pouvait danser avec des divertissements musicaux au piano ou des petits groupes de musiciens), des cafés et des maisons closes. Dans cette ville de 200 000 habitants, on peut compter trois douzaines d'orchestres. La plupart des musiciens sont noirs ou créoles, mais il y a aussi des orchestres blancs qui répondent à la demande en musique légère.
Vue de la Nouvelle-Orléans au début du 20e siècle. Carte postale (domaine public)
A la fin du XIXe siècle, sur les bateaux de plaisance du Mississippi, se joue un jazz issu des musiques occidentales, dérivé de polkas et de quadrilles, tandis que les fameux « jazz band » de la Nouvelle Orléans, inspirés des fanfares, se constituent et créent un style nouveau. On y retrouve les influences des pays d’origine, un mélange de musiques d’Afrique noire, caribéenne et européenne. Les rythmes des tambours africains, les cris et chansons qui ponctuaient le travail des esclaves dans les plantations, se mêlent aux bribes de musique classique, cantiques et chansons populaires occidentales. Le blues, le ragtime et le cake-walk constituent une base importante du jazz.
« La ville bruissait de musique » témoigne le guitariste Danny Barker (1909-1994). Le jazz est alors la vraie langue véhiculaire de la population de la Nouvelle Orléans, on l’entend résonner des pique-niques familiaux aux enterrements. Elle accompagne le quotidien des habitants de son rythme entrainant, galvanisé par la danse.
Les groupes très mobiles jouent des instruments faciles à transporter, dans la tradition des orchestres de fanfares. On compte des instruments à cordes, comme le banjo, des percussions (au début une grosse caisse surmontée d’une petite cymbale) et des cuivres (le tuba, la trompette, la clarinette et le trombone). Le piano fait son apparition un peu plus tard, quand les musiciens jouent de manière plus sédentaire.
De grands noms du jazz débutent dans les fanfares et surtout dans les nombreux lieux de divertissements de la Nouvelle Orléans ! Pour en citer quelques-uns : Louis Armb et Johnny Dodds jouent dans les cafés au Red Onion ou au Tin Roof, à l’Anderson’s Annex c’est l’orchestre de Luis Russell que l'on vient écouter, au Funky But Hall : King Oliver et Freddie Keppard. Des musiciens blancs sont influencés par l'orchestre de King Oliver, comme les New Orleans Rhythm Kings, qui jouent dans la boîte de nuit du Friar's Inn.
En 1917, la vie musicale foisonnante de la Nouvelle Orléans s'arrête, suite à l'engagement des Américains dans la Grande Guerre. Storyville, quartier des plaisirs, est fermé, et les musiciens quittent la ville pour s'installer au Nord des Etats-Unis, à Chicago et New York principalement.
Le Jazz New Orleans a marqué le début du jazz par sa grande liberté dans l'improvisation, et par son rythme entrainant pour danser. Cet esprit libre, on le retrouve dans les danses qui initièrent sa musique et se poursuivirent à la Nouvelle-Orléans et ailleurs encore. La danse et le jazz restèrent indissociables par la suite jusqu’à la première moitié du XXe siècle.
La danse
Les fanfares
Il est difficile de trouver des traces des premières danses de la Nouvelle Orléans... Les fanfares qui constituent les premiers groupes, rassemblent de nombreux habitants durant les festivités, comme Mardi Gras, mais aussi lors des enterrements. La procession va au cimetière en musique sur une mélodie funèbre et quitte le lieu sur un ragtime très gai ! Beaucoup se joignent au cortège dans l'attente du retour festif et dansant. Les instruments bon marché et légers attirent les musiciens qui deviendront les premiers musiciens de jazz.
Les cafés
Même si l'on n'a pas de films sur la vie musicale de l'époque dans les bars, on a pu reconstituer grâce aux archives de photos, de récits et de témoignages, l'ambiance des cafés comme dans l'extrait ci-dessous.
On y voit le quintette classique formé d'une clarinette, d’une trompette, d’un trombone, d’un piano, et d’une batterie, accompagnés en plus d’une contrebasse. Cette reconstitution date de 1953 avec le clarinettiste George Lewis, à l’époque où il participait au courant Revival New Orleans des années 1940-1950. Ce musicien né à la Nouvelle Orléans en 1900, était aussi saxophoniste et chef d’orchestre.
George Lewis New Orleans Jazz Band - Mahogany Hall Stomp (vidéo)
Le cake-walk
Affiche "Nouveau cirque : le cake walk" (BNF)
En remontant aux origines du jazz, la danse du cake-walk apparaît comme liée au ragtime, sans que l’on sache véritablement lequel précède l’autre. Cette danse qui est née dans les plantations en Floride en 1850 est une parodie créée par des esclaves noirs de la démarche altière des Blancs et de leurs danses venues d’Irlande, de Grande-Bretagne ou de France, comme le reel (sorte de contredanse), la quadrille, la polka ou la valse… Certains colons récompensaient le danseur gagnant d'un gâteau de maïs enveloppé d'une feuille de chou, qu’on appelait le hoecake. Jusqu’en 1890, le cake-walk est exécuté exclusivement par les hommes dans les Minstrels Shows, l’autorisation donnée aux femmes d’y participer par la suite apporta une plus grande liberté d’expression et d’improvisation.
Dans le livre Histoires de bal, Virginie Garandeau décrit la marche du cake-walk : « chaque couple se pavane, reins cambrés, la jambe haut levée sur une musique syncopée. Le couple interrompt sa marche pour laisser libre court à des inventions gestuelles de son cru, puis se remet en route. »
En voici un extrait ci-dessous, sans le son, qui nous montre les pas de danse. Dans l'ironie qui s'en dégage, un air de liberté souffle déjà...et annonce la naissance du jazz quelques années plus tard. C’est une marche syncopée à 2/4 du type ragtime, avec une grande place laissée à l’improvisation, caractéristiques que l’on retrouvera dans les danses jazz par la suite.
Comedy Cake Walk
Dans ce film qui date de 1903, les danseurs sont habillés en tenue de soirée. Non seulement ils imitent leurs maîtres, et les rendent ridicules par cette danse parodique, mais symboliquement, ils prennent la place des Blancs, en se parant de leurs vêtements élégants et onéreux. La transgression, le rythme et le comique remportent un franc succès! Contrairement aux Minstrels Showsqui parodient les Noirs, le cake-walk tourne en dérision les Blancs, la subversion et le désir d’émancipation commencent à poindre.
De manière étonnante, la société blanche américaine est amusée par cette danse et l’adopte rapidement, autant sur scène que dans les bals, le succès est tel qu’il traverse l’océan. En Europe, des artistes se chargent de faire connaître le cake-walk à travers des spectacles ou des films.
En 1903, Georges Méliès rend un très bel hommage à cette danse rebelle dans un de ses films, Le cake-walk infernal, la danse étant exécutée en enfer :
Le Cake-walk infernal (1903) Georges Méliès
Méliès lui-même apparaît à 45 secondes du film, en démon, pour exécuter quelques pas de danse. Le ton est enjoué, et la musique donne la cadence endiablée à ce cake-walk cinématographique.
Un an plus tard, un duo très connu de danseurs noirs William et Walker enseigne le cake-walk au Prince de Galles en 1904, c’est une consécration pour cette danse !
Les danses animalères
Les danses animalières apparaissent presque en même temps que le cake-walk, chez les esclaves dans les plantations des États du Sud des États-Unis. On y retrouve aussi l’excentricité, le goût pour l’imitation et l’improvisation. Jusqu’en 1914, elles seront aussi dansées dans la société blanche américaine, puis européenne. Voici quelques noms de danses pour en donner l’idée: le turkey-trot (le trot de la dinde), le monkey-glyde (la glissade du singe), le grizzly bear (le porté de l’ours), le chicken scratch (le grattement du poulet), et bien d’autres noms d’animaux danseurs encore…
Le charleston
Le charleston apparait au début des années 1920, il garde la même liberté de ton que les danses jazz de l’époque, et remporte un vrai succès libérateur. Les femmes dans des robes courtes, fluides, sans les hanches marquées, se libèrent du carcan sociétal. Le charleston se danse en solo, en duo ou en groupe sur un rythme rapide de 50 à 75 battements par minute.
La musique est inspirée de celle des dockers afro-américains de Caroline du Sud, à Charleston, c’est un mélange de hot jazz, de early jazz, de swing et de ragtime.
1920s dances featuring the Charleston, the Peabody, Turkey Trot and more
Dans cet extrait du film « Don’t knock the rock », sorti en 1956, on y danse le charleston et des danses animalières comme le turkey-trot ou le peabody. C’est une bonne démonstration de l’esprit de l’époque. Le charleston se danse en déplaçant le poids du corps d’une jambe à l’autre, les pieds sont tournés vers l’intérieur et les genoux sont légèrement fléchis. On exécute quelques jeux de rapprochements de genoux, pour créer un effet d’optique amusant de croisement de genoux.
Deux grands danseurs de jazz, Al Mins et Leon James, font une démonstration brillante de charleston dans la séquence suivante.
Al Mins (1920-1985) exerça à New York au Savoy Ballrroom dans le quartier de Harlem et promut les danses de jazz et le lindy hop dans de nombreux films avec Leon James (1913-1970)
Charleston - Original (Al Minns and Leon James)
Le charleston a été diffusé en France par la Revue Nègre en 1925 qui se donne au théâtre des Champs Elysées, et par la célèbre artiste, meneuse de revue, Joséphine Baker (1906-1975). D’origine afro-américaine, elle quitte les Etats-Unis pour Paris en 1925, la Ville Lumière l’accueille merveilleusement, le racisme y est moins oppressant qu’aux États-Unis, et de nombreux artistes afro-américains y prennent refuge pour s’exprimer plus sereinement.
Josephine Baker performing The Charleston on August 24th, 1928
Cet extrait a été filmé en Hollande en 1928, Joséphine Baker est alors connue. Comme à son habitude, elle fait preuve d’humour, ici elle utilise la danse libératrice du charleston pour imiter les paysannes hollandaises en tenue traditionnelle de l’époque. Avec difficultés, elle exécute les pas du charleston, les sabots ne facilitant guère les pas légers de la danse !
Comme dans le cake-walk, le vêtement, la musique et la danse participent au comique pour marquer une liberté d’esprit grâce au rythme et aux mouvements exubérants des danseurs.
Le black-bottom
Le black bottom, apparu à la fin du XIXe siècle, remporte un grand succès dans les années 1920 à la Nouvelle-Orléans. Son nom est tiré du quartier du Détroit historique du Michigan, le Black Bottom « fondation noire », en référence aux riches terres marécageuses de la région que les colons désignent alors ainsi. Les clubs de jazz sont nombreux à Détroit dans les années 1920…
Cette danse, c’est Jelly Roll Morton, pianiste et compositeur de jazz qui la crée véritablement en écrivant The black bottom stomp en 1925.
L’une de ses particularités est de faire des pas sautillés en avant, et en arrière, toujours sur une musique syncopée, en solo ou en duo. La danse se compose de différents mouvements, dont l’un est de frapper le sol avec le pied et de se donner des claques aux fesses. C'est une variante du charleston qui a été très populaire aux Etats-Unis. Elle aurait été introduite par le danseur et chorégraphe afro-américain Billy Pierce (1890-1933) à Broadway.
Sur cette couverture de la partition, la danseuse Stella Doyle est photographiée auprès d’une affiche d’un spectacle de Billy Pierce. C’est Tom Patricola (1891-1950) né à La Nouvelle Orleans, acteur et danseur comique, qui a contribué largement à la popularité du black bottom. Avec l’actrice, chanteuse et danseuse américaine Ann Penningtom (1893-1971), il joue dans la version de 1926 de George White Scandals, une revue musicale de Broadway et remportent un grand succès.
Dans la vidéo suivante, les danseurs interprètent ce spectacle, la musique est de Ray Henderson, le texte de B. G Sylva et de Lew Brown. Le film date de 1956.
Black Bottom 1926, and The Black Bottom Dance
Né à la Nouvelle Orléans, le jazz prend son essor avec la danse, ouvrant une nouvelle voie vers la liberté.
Bibliographie
Cooke, Mervyn, L’histoire du jazz, Paris, Gründ, 2014
Par Laure Girard-Leduc (Médiathèque musicale de Paris)
Danse & Jazz : notre série de l'été
Notre série « Danse & Jazz » se décline en sept parties qui seront diffusées tout au long de l’été 2024 de manière hebdomadaire. Ne ratez pas les autres épisodes !
Épisode 2 Jazz Nouvelle-Orléans