Spécial Nouvelle Orléans / épisode 2 Storyville, berceau du jazz où le piano était roi
Quartier de Storyville, Carte postale de 1904
A l’occasion du carnaval de la Nouvelle-Orleans, les bibliothécaires vous proposent de découvrir la musique de cette ville pas comme les autres. Episode 2.
Le piano à la Nouvelle-Orléans est indissociablement lié à Storyville, le Tenderloin District dit le District qui a été le berceau du jazz. Louis Armstrong dira « On a discuté de Storyville dans les conservatoires et dans les grandes universités du monde (…) c’était le rendez-vous des plus grandes prostituées de la planète ».
La Nouvelle-Orléans, 2ème port des États-Unis, a donné lieu à un bouillonnement musical sans précédent. Partout on jouait de la musique. Si la musique de rue a pris un tel essor avec de nombreuses fêtes et parades, le piano devait sonner toute la nuit dans les maisons closes de Storyville. Les plus luxueuses embauchaient les pianistes les plus véloces, dénommés les « professors » ou sorciers du piano.
Une musique de divertissement qui devait tenir sur la durée.
Les « honkytonk » et les « barrel houses » employaient des pianistes pendant de longues nuits et à défaut, si le pianiste était fatigué, le piano mécanique tournait.
Au programme, du blues, du ragtime avant d’intégrer des rythmes et des fioritures venus d’ailleurs et de donner naissance au boogie-woogie, au rythm’n’blues, au rock avec un style Nouvelle-Orléans toujours reconnaissable (le piano reproduit un orchestre à lui tout seul, rythmé par le sempiternel balancier joué par la main gauche ; piano solo ou piano accompagnant une fanfare). Les figures rythmiques de la main gauche comme « the change », « the five », « the rock », « the crawl » se déployaient généralement sur une base de huit croches par mesure (le fameux « eight to the bar »). La main gauche fait office de basse et de batterie tandis que la main droite brode les riffs et la mélodie.
Le ragtime, basé sur une main gauche marquant un rythme de balancier (propre à celui de la marche, on parle de walking bass) pouvait se jouer à l’infini. Combiné au blues, il allait donner naissance au piano jazz avec des influences latines et caribéennes.
Des pianistes légendaires façonnèrent de manière durable la pâte « Nouvelle-Orléans ».
Jelly Roll Morton allait ainsi révolutionner le piano. C’est lui, qui le premier, allégera la rythmique pesante du ragtime en le mélangeant tout d’abord au blues et en introduisant, çà-et-là, la habanera cubano-mexicaine comme dans le savoureux « The Crave ».
Si Jelly Roll Morton allait codifier les premières bases du jazz, à la fois pour piano solo et orchestre, Professor Longhair, spécialiste du jumb blues allait populariser le piano blues et l’orienter vers le boogie, le rock et le rythm’n’blues aux parfums de rumba, calypso et de mambo tout en chantant du yodle. Il donnera à la Nouvelle-Orléans trois hymnes toujours joués depuis : « Mardi-Gras in New-Orleans », « Tipitina »et« Big Chief ».
James Booker, le pianiste le plus fou et le plus doué, sait manier un savant mélange de blues et de rythm’n’blues tout en instillant des citations de musique classique en pleines envolées d’arpèges. Tous ces pianistes chantaient le blues. La force émotionnelle de la voix tonitruante de James Booker est aussi explosive que le sont ses talents de gymnaste de piano blues et de piano classique que l’on retrouve dans « Papa was a Rascal » (son tube où il fait une allusion à la morphine qu’il adopte dès l’âge de 9 ans) ou dans « Minute Waltz » (James Booker joue à la façon des polonaises de Chopin).
Fats Domino, grand maître du jump blues orientera le rythm’n’blues vers le rock dont il fut l’un des pionniers avec son titre phare Ain’t that a shame.
Un tournant soul-funk colore le piano rythm’n’blues façon Nouvelle-Orléans.
Eddie Bo, au style très percussif, avec un côté boogie-woogie et rock (révélé par « Check Mr Popeye ») fait évoluer le rythm’n’blues en transcrivant pour piano les musiques de fanfare tout en s’inspirant des pianistes de jazz que furent Art Tatum et Oscar Peterson. Il se tournera plus tard vers la soul et le funk en jouant notamment avec Irma Thomas, Etta James et Art Neville.
Allen Toussaint, grand nom de la musique de la Nouvelle-Orléans en tant que pianiste, compositeur et producteur. De formation classique, il se forge au style de Professor Longhair à 16 ans puis de Fats Domino qu’il accompagnera avant de jouer en solo avant de trouver son style qui est un condensé du piano Nouvelle-Orléans joué avec sobriété. Dénicheur de talents et de tubes (« Ooh Poo Pah-Doo » de Jessie Hill), Allen Toussaint produira notamment la musique de Dr John et des groupes célèbres de soul et de funk comme The Meters et The Wild Tchoupitoulas. Il relancera également la carrière de Lee Dorsey(« Work work work »).
Dr John, la référence du piano blues depuis les années 1960, influencé lui aussi par Professor Longhair l’est plus encore par James Booker. Dr John mâtinera ce rythm’n’blues si particulier, à la culture amérindienne et vaudou, chère à la Nouvelle-Orléans, comme dans l’album Gris-Gris.
Dans la lignée de ces pianistes légendaires : Henry Butler et Jon Cleary.
Aujourd’hui, Henry Butler est le digne héritier de ces pianistes de légende. Son album Viper’s Drag est un manifeste du piano Nouvelle-Orléans à lui tout seul. Tous les ingrédients du son Nouvelle-Orléans y sont : du jazz, des accents caribéens, une pointe de musique classique, du blues et du rythm’n’blues comme dans la reprise de « Viper’s drag » où le piano est accompagné des instruments de fanfare. Le jeu d’Henry Butler est remarquablement bluesy dans Gimmie a Pigfoot, tout comme l’est Jon Cleary dans Frenchmen Blues. Jon Cleary quant à lui s’est tourné délibérément vers le rythm’n’blues - soul -rock sans oublier quelques emprunts caribéens comme dans ce ska, « Pump it up ».
Des pianistes flambeurs ou le « pimp style ».
Qui dit piano de divertissement dit « spectacle », les pianistes devaient être flamboyants.
Jelly Roll Morton qui se revendiquait « l’inventeur » du jazz » initia le « pimp style » à savoir un costume flambant, des pompes en croco jusqu’à avoir des diamants incrustés dans ses dents.
James Booker aimait arborer son bandeau de flibustier et revêtir une cape à la manière de Blacula, le Dracula de la Black Exploitation tandis que Dr John affectionne les plumes indiennes.
Des pianistes surdoués dans un monde de voyous : quand voyous et génies de la musique font bon ménage.
Cette folie vestimentaire était aussi une folie tout court.
Ces musiciens étaient des bricoleurs et des touches à tout. Jelly Roll Morton aimait à dire qu’il avait créé son premier instrument à l’aide de deux bâtons de chaise qu’il faisait sonner avant de se mettre sérieusement à la guitare à l’âge de 6 ans puis de craquer pour le piano qu’il jouera dans les bordels à ses 10 ans.
Professeur Longhair jouait et dansait dans la rue à l’aide d’instruments de sa propre fabrication, avant de rafistoler un piano abandonné et de devenir pianiste professionnel à 30 ans.
Tous ont été des « débrouillards », la plupart ayant grandi dans les rues, danseurs et musiciens de fortune, déposant des enveloppes de drogue dans les maisons de passe ou bien joueurs de cartes professionnels.
Comme quoi enfreindre les lois pénales va de pair avec le contournement des lois musicales. Ce foisonnement, ce bordel ambiant, tout cela dans un art musical consommé, une gaieté affichée qui fait tout le charme de la musique de la Nouvelle-Orléans dont le piano est l’instrument roi.
En écoute
A emprunter
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Radios et extraits vidéos
https://www.franceinter.fr/musique/le-ragtime-ou-l-art-d-etre-pianiste-dans-un-bordel
https://www.youtube.com/watch?v=wi0cLdJCgTA (Jon Cleary : history of New Orleans Piano)
https://www.youtube.com/watch?v=Gmmokq6cWmE (Dr John teaches piano, extrait du DVD)
http://www.jazzradio.fr/news/radio/29661/un-film-magistral-sur-un-pianiste-de-legende-bientot-disponible (extrait du film sur James Booker, le Maharajah du Bayou)
https://www.youtube.com/watch?v=fREw546NWAg (Bayou Maharajah - extra feature - Pianist Dr. John on James Booker)
https://www.youtube.com/watch?v=oLyfLc_lGLg (Bayou Maharajah - extra feature - Pianist Allen Toussaint on James Booker)
https://www.franceinter.fr/emissions/very-good-trip/very-good-trip-06-novembre-2017 (Éloge de Fats Domino : naissance du rock’n’roll à la Nouvelle-Orléans)
https://www.francemusique.fr/emissions/jazz-ete/new-orleans-2-10-henry-butler-28268
https://www.francemusique.fr/jazz/jazz-bonus-sullivan-fortner-moments-preserved-62889
Par Anne Laure C., médiathèque Hélène Berr